4 - Les yeux de jade (2/2)

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Le moine se racla la gorge pour attirer l'attention.

— Yu ?

La jeune femme, reconnaissant la voix de son précepteur, cessa de fredonner et de jouer pour se tourner vers lui, heureuse de le voir en cette nuit de solitude. Mais tout ce qu'elle vit en se retournant, ce fut ce grand soldat vêtu de noir et au visage frappé de stupeur. Il était jeune, même s'il était plus vieux qu'elle, et il avait des traits bien dessinés et harmonieux. Ses yeux noirs étaient comme une nuit étoilée. Une nuit comme celle-ci.

Horrifiée de croiser le regard de quelqu'un de cette façon, un homme en particulier, un soldat, la jeune femme détourna aussitôt les yeux, le cœur battant. Dans la brusquerie de son geste, elle perdit l'équilibre et tangua dangereusement en haut de la pile de caisses. Mais par un effort surhumain, elle parvint à retrouver son équilibre en se raccrochant à la plus haute caisse. Cependant, devant libérer ses mains pour se retenir de tomber, elle avait lâché son précieux instrument. À présent, elle avait les yeux fermés, guettant le moment où l'instrument toucherait le sol dans un bruit déchirant qui accompagnerait assurément sa destruction partielle ou complète. Ce moment ne vint jamais.

Curieuse de ne rien entendre, Yu rouvrit prudemment les yeux et risqua un nouveau regard vers l'inconnu. Il s'était rapproché à la vitesse de l'éclair, sans un bruit, et avait rattrapé l'erhu qui reposait à présent entre ses mains. Des mains de guerrier qui, pourtant, le tenaient avec délicatesse et attention.

La jeune femme détourna à nouveau le regard, rassurée que son instrument fut sauf, et tenta de se dissimuler derrière le plus haut coffre de bois. Mais c'était impossible. Elle n'avait nulle part où se cacher de cet homme.

Akio ne quittait pas la curieuse apparition du regard, tenant l'erhu dans ses bras sans vraiment en avoir conscience. Il le tendit machinalement derrière lui pour que le moine s'en empare et l'en débarrasse. Il avait l'habitude de toujours avoir quelqu'un dans son ombre pour porter ses affaires à sa place. Et même si le moine n'avait pas l'habitude de se plier à ce genre de pratique, il le fit. La fascination du prince pour sa protégée ne lui avait pas échappé.

Les dieux étaient-ils cruels envers le prince en lui risquant d'être maudit, ou bien voulaient-ils absoudre Yu en lui donnant une chance de changer de vie ? Car c'était évident et irrémédiable : après cet évènement, Yu n'allait plus jamais être la même.

— Avez-vous besoin d'aide pour descendre, Dame HuaYu ? demanda Akio d'une voix douce, pour ne pas l'effrayer.

Surprise par tant d'égards, Yu sursauta. Néanmoins, elle sentait le regard de Tôgo sur elle, et elle tremblait à l'idée d'apparaître devant cet inconnu qui lui proposait son aide. Hormis les moines, personne ne lui avait jamais tendu de main secourable. Jamais. D'un autre côté, elle avait côtoyé peu de personnes dans sa vie. Elle s'était tant accoutumée à la méfiance et l'effroi des villageois de YingTai...

— Je vais me débrouiller, merci, bredouilla-t-elle de derrière la caisse, terrifiée. Je... je ne suis pas une... une dame.

Elle se retenait comme elle pouvait, mais dans cette position elle n'allait pas tarder à tomber.

Sa réponse sembla vexer le prince, mais pas apaiser son ardeur. Il posa un pied sur le bord du coffre le plus bas, avec un sourire malicieux.

— Ne vous inquiétez pas, Bhikkhu Tôgo m'a tout raconté à propos de vos yeux. J'aimerais seulement vous rencontrer puisque nous n'avons pas été formellement présentés.

Sans en parler au moine au préalable, ce qu'il aurait peut-être été préférable de faire, le jeune homme se présenta :

— Je m'appelle Akio, prince de Drakkon.

Drakkon - I - Le masque du dragonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant