Des choses à apprendre

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En règle générale, il n'est jamais recommandé de présumer sans savoir. Et Dieu sait qu'on le fait souvent. La plupart du temps, on ne s'en rend même pas compte. On appelle ça un préjugé.

On peut préjuger sur tout et n'importe quoi. Une personne, un lieu, une situation, une profession, y compris soi-même.  Et dans le domaine des professions, la mort y tient une place de choix.

Nécrophiles, mercantiles, bizarres, dégoûtants, "chelou", morbide... Cette liste n'est qu'un maigre échantillon face aux opinions partagées par le public quand il s'agit des métiers de la mort. La faute à une Histoire chaotique, émaillée de mépris social, de gestions hasardeuses et de scandales pourtant évitables. Il fut un temps, certes, la mort ne volait pas sa réputation. Elle avait une éthique douteuse et des pratiques qui l'étaient tout autant. Mais c'était avant que la législation ne vienne en saisir les rênes et encadrer un milieu qui en avait besoin. Aujourd'hui, il est loin, le temps des agents d'amphithéâtre pervers et des "croques-morts" aux airs de vautour. Il est loin, le temps où un opérateur funéraire se présentait à la morgue les bras chargés de cadeaux pour inciter les employés à aiguiller les familles démunies vers son agence plutôt qu'une autre. La loi est passée par là et a mis un grand coup de balai dans un métier autrefois gangrené par une mentalité peu catholique.

Aujourd'hui, la mort fait certainement partie des métiers les plus réglementés. Ce n'est pas n'importe qui qui peut s'autoproclamer opérateur funéraire du jour au lendemain. On ne se présente plus la bouche en coeur dans une agence ou dans une chambre mortuaire. Il faut des diplômes, des autorisations, et gare à vous si vous ne les avez pas. On ne badine plus avec la mort, et encore moins avec les infortunés qu'elle frappe.

Et pourtant, en dépit des lois, des formations, des diplômes, on regarde encore la mort de travers. Y compris dans les hôpitaux même. Les employés seront les premiers à vous raconter les regards en coin, le mépris des autres soignants devant l'intitulé de leur badge. Un maître de cérémonie m'avait ainsi raconté la fois où une femme rencontrée sur un site de rencontres avait déclaré qu'ils étaient incompatibles en apprenant son métier...

Et pourtant, même quand on en sait un peu plus que la moyenne des gens, on peut toujours être amenée à être surprise. C'est dire si un préjugé peut avoir la vie dure. Ma plus grosse surprise ? Avoir vu défiler dans le service les représentants des agences funéraires de la rue... pour apporter des cadeaux. Et je ne parle pas de stylos ou de blocs notes. Fêtes de fin d'année oblige, j'ai vu arriver des bouteilles de vin, des bouteilles de champagne, des pots de foie-gras, des boîtes de chocolat... L'un deux avait même ramené, pour chaque employé du service, un sac en tissu du nom de son entreprise, contenant chacun une bouteille de champagne et une boîte de chocolat. L'équipe était ravie, discutant avec leurs bienfaiteurs comme avec de proches amis.

Mon pauvre esprit novice, voyant cela, est tombé de haut. Il a aussitôt pensé au temps des pots-de-vin, au temps où les employés de chambre mortuaire se laissaient acheter pour orienter les familles vers tel ou tel opérateur. N'étions-nous pas censés refuser ce genre de geste, au nom de notre neutralité ?

Sauf que non. À une époque, quand la loi a dit "stop" aux dérives, la pratique a en effet cessé, le temps pour le métier de se refaire une virginité. Et aujourd'hui, les contacts se renouent. Non plus pour "acheter des clients", mais par camaraderie. Il existe encore des responsables de chambre mortuaire pour refuser ce type de présents, mais ils se font généralement aujourd'hui par gentillesse. Le service où je suis connait bien les représentants des opérateurs de la rue, ils s'entendent très bien, et leurs cadeaux sont fait sans arrière-pensée. L'un d'eux était même présent à notre déjeuner du nouvel an. Nous avons bu son vin et son champagne, dégusté son foie gras, et l'ambiance était très festive. Bon, je n'ai malheureusement pas pu profiter du repas autant que j'aurais voulu, parce que j'ai eu la super idée de me faire percer la langue deux jours avant.

J'apprécie de me voir confrontée à ce type d'expériences. Faire face aux réalités d'un métier. Elles me font réaliser ma rigidité. J'étais prête à m'offusquer en me basant sur une règle vieille de plus de dix ans. Elles me font réaliser que le vent a tourné, que les mentalités du métier ont changé, et que le mortuaire peut de nouveau s'autoriser à être en bons termes avec le funéraire.

Une autre expérience qui me rassure quant à mon approche émotionnelle du métier, c'est celle de la compagne de Mme P.

Mme P. était une patiente du service. Une dame âgée presque centenaire. Était venue la visiter sa compagne de 99 ans. Avant qu'elle ne parte, alors qu'elle attendait son taxi, j'avais un peu discuté avec elle. Elle m'avait raconté sa vie, comment elle avait connu sa compagne. Elle m'avait également montré un mot qu'elle avait écrit dans le salon de présentation, en me demandant ce que je pensais du croquis qu'elle avait fait de sa compagne. Rien ne m'avait interpellée, jusqu'au soir, où j'ai réalisé : dans son mot, il était explicitement écrit "je te rejoindrai bientôt ". Que voulait-elle dire ? Qu'elle était vieille de toute façon, et qu'elle ne tarderait pas non plus ? Ou qu'il fallait craindre un passage à l'acte ? J'ai passé la soirée à m'inquiéter pour cette dame, jusqu'à en parler à une AS le lendemain. Son expérience lui avait fait me répondre que les couples âgés ont souvent tendance à se suivre, que quand l'un vient à partir, l'autre décède généralement peu de temps après. C'était rassurant dans une moindre mesure, mais je ne pouvais m'empêcher de penser à cette petite dame qui allait se retrouver toute seule pour les fêtes, alors qu'elles étaient en train de préparer leur Noël. En guise de cadeau, une inhumation un 24 décembre. Sa famille lui était étrangère, la cousine qui l'avait accompagnée le premier jour était repartie chez elle, sa petite fille préférait dormir chez des amis pour ne pas être dérangée par ses quintes de toux nocturnes. J'étais chagrinée par l'idée qu'un jour, cette petite dame allait décéder, et que sa famille allait s'en réjouir.

Tout professionnel me fera remarquer que mon investissement n'était pas le bon, que je versais davantage dans la compassion que dans l'empathie. Et il aura raison. En tant qu'aide-soignante, je me dois de me cantonner à l'empathie. Mais en tant qu'être humain, j'ai le droit d'éprouver de la compassion. Aujourd'hui encore, je pense à cette petite dame. Je me demande si elle était présente aux obsèques de sa compagne, et ce qu'elle devient. Et je n'en ai pas honte. Oui, je suis compatissante, mais je préfère cent fois, mille fois cette compassion au robot que j'étais il y a un an.

La mort est une chose étonnante. Elle est niée, dissimulée, défiée, provoquée, mais elle ne laisse jamais indifférent. Elle fait l'objet de philosophies, d'études, de débats. Et pourtant, l'on peut avoir suivi tous les cours possible sur la question, l'on n'est jamais préparé pour le moment où elle frappe. L'on peut entretenir les raisonnements les plus logiques, la mort se plaît toujours à ébranler les esprits les plus rigoureux. Un peu comme elle fait pour moi, finalement. La mort fait ressortir des gens le pire comme le meilleur.

J'aime à penser qu'elle fait ressortir le meilleur de moi-même.

Journal D'une Elève Aide-Soignante [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant