Rapport d'étonnement

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Dans un souci d'anonymat, les noms des lieux et des personnes ont été changés.


La situation s'est déroulée le mardi 20 mars à (nom de l'établissement), à (lieu). C'est un EHPAD de 104 chambres sur quatre étages, proposant des hébergements en pension complète et un accompagnement basé sur la méthode humanitude.

C'était le deuxième jour de mon second stage de formation, que j'effectue au 2ème étage de l'établissement. L'on y trouve 28 chambres individuelles, une salle de restauration et d'arts plastique, et un salon de coiffure. S'y ajoutent un poste de soins, un office, un local à linge propre et un local à ménage. L'équipe de l'étage est composée de trois IDE, quatre AS et une ASH.

Mme F, 91 ans, est résidente de l'EHPAD depuis neuf ans. Peu mobile, elle souffre de troubles chroniques du comportement, d'état dépressif connu depuis l'âge de 30 ans, et est incontinente. Du fait de mon arrivée très récente, je n'étais censée être qu'en observation. Mais le manque de personnel m'a fait finalement assister l'AS dans sa toilette au lit du matin de Mme F.

Léa* est aide-soignante depuis huit ans, et travaille à l'EHPAD en CDD depuis quatre mois, après y avoir fait plusieurs vacations. Elle m'a plu dès le départ par sa congruence et son professionnalisme. C'est donc sans la moindre hésitation que j'ai accepté de l'aider.

J'avais déjà assisté, la veille, à un soin de Mme F. Il avait été chaotique, la résidente s'étant montrée insultante et violente, cherchant à frapper, griffer et pincer les AS. Il m'avait été enseigné, ce jour-là, de ne jamais pencher la tête vers elle. Je savais donc à quoi m'attendre, j'ai cependant pénétré sa chambre avec une certaine appréhension.

La chambre est de taille très confortable, avec toutes les commodités : salle d'eau, lit médicalisé, placard, meubles, télévision, et même un mini-frigo. L'espace libre permet aisément le passage d'un fauteuil roulant. Léa* m'y ayant laissée seule le temps de ramener un drap plat qui lui manquait, et voulant apprivoiser une confrontation que je savais imminente, un peu tendue et anxieuse, je me suis affairée à gagner du temps en proposant et sélectionnant des vêtements à la résidente qui, sur l'instant, ne manifestait pas de signes d'agressivité. Ses réponses à mes sollicitations se résumaient à de laconiques « j'chais pas ». Expliquant que nous allions lui faire sa toilette, j'ai levé les barrières et monté le lit, puis Léa* est revenue avec le drap, vêtue d'un tablier en plastique. Elle a été remplir la bassine dans la salle d'eau, nous avons mis nos gants, nous sommes placées de chaque côté du lit, et nous avons commencé.

C'est Léa* qui a endossé le rôle de l'AS « actif », effectuant la majorité du soin, pendant que j'endosserais celui du l'AS « passif », aidant aux manipulations et tachant de stimuler la résidente.

Léa* a, à son tour, expliqué à Mme F. le soin qui allait se faire, l'informant devoir la découvrir et ôter ses vêtements. Elle a, plusieurs fois, tutoyé la résidente et employé son prénom, m'expliquant l'intérêt stimulant de cette pratique, certains résidents répondant mieux aux sollicitations quand adressés plus personnellement.

Le comportement de Mme F. a changé sitôt le déshabillage entamé. Elle a lancé ses mains en avant, cherchant à pincer les bras de Léa* qui a fermement protesté. La résidente a ensuite cherché à lui porter des coups de poings, répétant « ta gueule » chaque fois que Léa* lui adressait la parole pour verbaliser ses gestes ou se défendre. J'ai essayé d'intervenir autant que me le permettait mon inexpérience de ce type de situation, expliquant à la résidence que non, Mme F., il ne fallait pas faire ça.

Léa*, déjà fatiguée par la lourde charge de travail des deux jours précédents, a rapidement fini par affirmer qu'elle n'était pas là pour se faire frapper et insulter. J'étais bien incapable de lui donner tort. Léa*, devant la multitude de coups portés par Mme F, s'est retrouvée à lui immobiliser les poignets. Mme F., après avoir crié « au secours ! » a alors tenté de lui mordre le bras, lui faisant lâcher prise. J'ai immédiatement pris le relais en saisissant à mon tour les poignets de la résidente, qui a tourné la tête vers moi pour essayer à plusieurs reprises de me cracher dessus. Léa* a donc posé sa main sur la bouche de Mme F, qui a de nouveau crié « au secours ! ».

Devant finir le soin, Léa* a retiré sa main de la bouche de Mme F. qui a immédiatement tenté une nouvelle fois de me cracher dessus. J'ai donc posé ma main devant sa bouche.

En cette seconde, j'ai ressenti plusieurs émotions différentes. La tension, la peur, le désarroi. Le désarroi face à ma propre peur, le désarroi face à mon impuissance. Mais surtout, le désarroi en voyant ma main gauche emprisonner les poignets de Mme F. et ma main droite lui condamner la bouche, pendant que Léa* achevait sa petite toilette. Et en cette seconde, je me suis demandé, spontanément, « mais qu'est-ce que tu fous ? ».

En cette seconde, je percevais le stress de Léa*, je percevais mon stress, je percevais ma posture et la situation toute entière, et j'ai compris à cet instant l'effroyable fragilité de la bientraitance. Je savais que nous ne faisions que nous préserver, mais sur l'instant, j'étais incapable de juger si notre geste était bientraitant ou maltraitant. Je voyais ses coups lancés vers nous, et en dépit de mes valeurs, en dépit de ma bienveillance et de ma bonne volonté, je ne ressentais que le désir de répliquer. Il m'a fallu mobiliser toute la retenue dont j'étais capable pour transformer un poing correcteur en index punitif.

Devant les difficultés, Léa* a finalement renoncé à finir la toilette. Elle avait réussi à faire la petite toilette et à changer la protection, elle s'est satisfaite de ça. Lassée et fatiguée, elle a réussi à solliciter suffisamment Mme F. pour que nous lui passions ses vêtements et l'installions dans son fauteuil roulant, tout en évitant ses coups de pieds. Léa* est tant bien que mal parvenue à lui passer un aléatoire coup de peigne dans les cheveux, puis m'a demandé de l'amener à la salle de restauration de l'étage.

Du fait de ses troubles comportementaux, Mme F. a une table à part qui lui est spécifiquement assignée. Je l'y ai amenée. Il a fallu veiller à la faire avancer à l'écart de quiconque, car elle se penchait hors de son siège pour essayer de pincer les gens autour de nous. Pour éviter ses gestes brusques, j'ai dû activer les freins de son fauteuil du bout du pied, veillant à rester dans son dos. Puis je suis retournée dans la chambre pour finir d'aider Léa*.

J'étais fébrile, j'avais le cœur qui battait la chamade. J'ai toujours été extrêmement sensible aux réactions hostiles, mais je n'avais jamais rien vu de tel de ma vie. J'ai commencé à débarrasser les serviettes de toilette sales, puis j'ai pris la direction de la porte. Une pensée indéfinissable m'a arrêtée dans mon élan, je suis revenue sur mes pas, faisant un tour sur moi-même, puis un deuxième. J'étais perdue, désemparée, dans un état quasi second, tellement déstabilisée que, sur l'instant, je ne savais plus du tout ce que je faisais, ni ce que j'étais censée faire. Un rire de Léa* me voyant faire m'a remise en mouvement, j'ai ri à mon tour, et j'ai fini par revenir au lit pour l'aider à changer les draps.

La tension est redescendue pendant la réfection du lit, apaisée par des gestes un peu plus sereins et familiers. Nous avons échangé sur Mme F., Léa* exprimant ses complaintes, moi exprimant mes angoisses. Nous avons fini par achever la réfection du lit, nous avons ramassé nos affaires, et nous avons quitté la chambre.

Une seule chose était sûre : Mme F. était définitivement rayée de ma liste pour la MSP.


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*Le prénom de l'aide-soignante a été changé.

Journal D'une Elève Aide-Soignante [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant