Une cruelle leçon

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Je ne vais pas mentir, ça a été une mauvaise semaine.

J'en suis à ma troisième semaine de stage sur cinq, et je n'ai toujours pas l'ombre d'un patient techniquement à charge, ni plus de toilettes que ça.

Bon, je ne vais pas me plaindre, ma camarade Elodie, en Pédiatrie dans le service juste à côté, n'en a pas non plus. Elle a, une fois, fait celle d'un enfant de deux ans et demi, mais c'est difficilement une expérience notable. Certes, ça reste une expérience, mais en trois semaines, elle n'a fait qu'un môme. Je suis presque contente de mon compteur de deux ou trois dos à savonner.

Pourtant, j'avais bien dit, la semaine dernière, que je devais prendre une ou deux chambres à charge, et m'occuper de tous les patients qui y passaient. Toujours rien.

Je picore, donc, comme d'habitude, en espérant une opportunité.

Et le karma, ce salaud, m'a entendue. Je voulais une opportunité ? Pas de problème, voilà une opportunité.

Laissez-moi donc vous parler de Mme K.

Mme K. est de ces patientes au "long cours". Disons que, dans ce service où les gens restent en moyenne deux jours, elle est restée plus d'une semaine.
Mme K, hospitalisée pour décompensation cardiaque. En clair, son coeur n'arrivait plus à pomper le sang nécessaire aux besoins de son organisme. On appelle ça l'insuffisance cardiaque. En réponse, l'organisme déclenche des mécanismes pour compenser cette insuffisance et rééquilibrer le fonctionnement du coeur. Et quand ces mécanismes ne sont plus suffisants, on parle alors de "décompensation cardiaque".
Mme K, disais-je donc, 75 ans. 1m58 pour 112 kgs. Un IMC (Indice de Masse Corporelle) à 45. Autant dire que, pour les critères médicaux, la dame souffrait d'obésité morbide. Des troubles respiratoires, de l'asthme, du diabète insulinodépendant, du cholestérol, de l'hypertension, une hypothyroïdie (sa thyroïde ne fabriquait plus assez d'hormone), des oedèmes aux jambes complètaient le palmarès.
A cela, s'ajoutait une infection à ce qu'on appelle une BMR, une Bactérie Multi Résistante. En gros, elle était infectée par des bactéries qui résistaient aux antibiotiques, les garces. Pour éviter la propagation des germes, elle était donc ce qu'on appelle en "isolement contact". Cela voulait dire qu'avant de rentrer dans la chambre, il fallait systématiquement revêtir une casaque à usage unique et des gants.
Elle vivait en deuxième étage sans ascenseur, n'avait plus tenu sur ses jambes depuis sept mois.
Franco-très marocaine, elle baragouinait un peu de français, mais la plupart du temps, on avait du mal à la comprendre, et elle avait du mal à nous comprendre. Dieu merci, il y avait dans le service un médecin bilingue.
Et pour finir, c'était une dame plus têtue que toutes les mules passées, présentes et futures de la planète. Elle pouvait se montrer très charmante, comme très bornée, avec une propension certaine au refus de soins. Elle refusait souvent qu'on la soigne, et allait jusqu'à se montrer insultante.
Mme K. était une baleine échouée dans un lit d'hôpital.
C'est pourtant cette dame, du moins sa prise en charge, qui m'a donné la plus cruelle des leçons.

Pourtant, ce n'était pas si mal parti. Mardi, il était question de lui faire sa toilette car elle devait subir une coronarographie.
La coronarographie est une radio des artères coronaires. Les artères coronaires sont les artères irriguant le muscle cardiaque, le myocarde. L'examen vise surtout à s'assurer que les artères ne sont pas bouchées. Imaginez : c'est une artère bouchée dans le cerveau qui provoque les accidents vasculaires cérébraux, les fameux AVC. Alors qu'est-ce que ça peut donner, quand c'est une artère du coeur ? D'abord, la partie n'est plus irriguée, donc n'est plus alimentée en sang et oxygène : c'est l'ischémie. Privée d'oxygène, la zone finit par se nécroser. Affaibli, le myocarde finit par lâcher, et c'est la toute aussi connue crise cardiaque, l'infarctus du myocarde.
Vous comprenez donc l'importance de la coronarographie.
Nous devions donc faire la toilette de Mme K. Moi, j'étais contente, j'allais enfin faire une vraie toilette, même si l'état de la patiente était loin d'être idéal.
Elle a catégoriquement refusé de faire la toilette.
Têtue comme une mule, je vous l'ai dit. On a essayé d'argumenter, de lui expliquer que, pour les besoins de l'examen, elle devait faire une toilette, mais non, madame avait décidé qu'il n'y aurait pas de toilette pour elle.
Quand un patient refuse un acte de soin, même en dépit de toutes vos explications et de toutes vos négociations, la consigne est généralement de ne pas insister. On pose tout, et on revient plus tard.
C'est ce que les autres aides-soignantes ont fait, dans l'après-midi, alors que je désinfectais une chambre. Apparemment, elles ont préféré que je ne sois pas là, la patiente était très verbale dans son mécontentement. Personnellement, je ne vois pas où est le problème. Je suis fille de commerçants, j'ai treize ans d'expérience dans la vente. Des têtes de con, j'en ai vu un tas.

Journal D'une Elève Aide-Soignante [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant