Le bilan du bilan

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Il était bien temps que je termine ce journal. Je l'ai plusieurs fois regardé en me disant qu'il faudrait un jour que je me décide à y apporter une conclusion, sans jamais y parvenir.

J'ai obtenu mon diplôme d'aide-soignante.

J'ai été le chercher sans tambours, ni trompettes. Un jour que je ne travaillais pas, je me suis rendue à l'institut de formation, et la secrétaire m'a remis la grande enveloppe qui le contenait. Pas de cérémonial, pas de poignée de mains, je l'ai récupéré comme on va chercher un bilan de santé au laboratoire d'analyse. Quelques mots échangés avec la secrétaire, quelques uns avec la référente, puis on rentre chez soi et on reprend sa vie.

Je suis retournée à mon ancien travail, le temps de trouver un poste en chambre mortuaire. Reprendre cet ancien rythme m'a fait bizarre. Puis, au bout de quelques mois, la bonne nouvelle : une place à prendre. Je connais la cadre de santé et elle me connait, j'ai déjà fait une journée dans son service par le passé. Elle m'embauche tout de suite. Je n'ai même pas eu à passer d'entretien. CDD de un an, puis titularisation en CDI. 

C'était en septembre 2019, juste avant les débuts de la Covid 19. À la fin, je suis restée dans ce service six mois. C'est un miracle d'être restée si longtemps.

Aujourd'hui encore, presque un an après, je garde une profonde amertume pour cette expérience malheureuse.

Le pire, c'est que ce n'était pas ma faute. J'ai certes eu mes torts, je suis arrivée dans le service avec prétention, j'ai eu l'arrogance de croire que je n'avais plus rien à apprendre. Mes collègues m'ont bien fait comprendre le contraire, et je garde une forme de reconnaissance pour ce réveil salutaire. Mais que pouvez-vous faire quand, en dépit de vos efforts pour réparer vos erreurs et vous améliorer, vos collègues restent persuadés que ce travail n'est pas fait pour vous et que ce n'est pas votre place ?

Malgré toute votre bonne volonté, c'est très difficile de travailler avec des gens qui vous traitent comme une moins que rien, en vous faisant comprendre que quoi que vous fassiez, vous le faites mal.

Le matin, vous partez travailler la boule au ventre en vous demandant ce qui va vous tomber dessus. Le soir, vous rentrez chez vous et vous pleurez.

C'est d'un chef d'agence de pompes funèbres qu'est venu le salut. Je le connaissais car nous avions régulièrement des obsèques avec lui. Je me souviens encore de son assiduité et de sa gentillesse. Je suis venue m'effondrer dans son bureau en lui demandant comment ils embauchaient dans son entreprise. Il m'a donné toutes les informations dont j'avais besoin, il était même prêt à contacter sa propre hiérarchie en direct pour me faire rentrer plus vite. À la fin, j'ai choisi la voie traditionnelle, qui s'est révélée tout aussi rapide.

J'ai envoyé mon CV sur le site le vendredi, j'avais un appel le lundi suivant. Les procédures ont été un peu longues, j'ai dû attendre d'obtenir mon permis de conduire pour qu'ils valident ma candidature, mais sitôt validée, le reste n'était plus qu'une formalité.

J'étais en séjour en Bretagne chez ma mère et mon beau-père quand j'ai eu l'aval des pompes funèbres. J'ai immédiatement rédigé et envoyé ma lettre de démission à la chambre mortuaire, puis j'ai quitté le service un mois plus tard sans le moindre regret. J'avais apporté des viennoiseries en guise "pot de départ" (pour ainsi dire), et plutôt que les laisser, j'ai littéralement récupéré ce qui restait pour le ramener chez moi.

J'ai commencé mon nouveau poste le 14 avril. Une date que je ne suis pas prête d'oublier, parce que c'est l'anniversaire du naufrage du Titanic. J'espère que cette date ne me portera pas malchance et que cette nouvelle carrière ne sera un naufrage.

Moins d'un an plus tard, je pense ne pas trop mal me débrouiller. J'ai obtenu mon diplôme de conseillère funéraire avec la mention "Très bien" et en étant major de ma promotion, un exploit au vu des conditions de travail provoquées par la pandémie. Je travaille à dix minutes à pieds de chez moi, dans un cadre reposant. Mon chef est un pur breton d'une gentillesse inouïe, un vieux de la vieille qui connait tout le monde et que tout le monde adore. Ma collègue est une jeune (23 ans !) femme complètement délurée, mais à l'impressionnante maturité. Il y a des jours où c'est tranquille, il y en a d'autres où on a à peine le temps de respirer, mais notre dynamique fonctionne. Nous nous soutenons les uns les autres, nous nous faisons confiance, tout ce que mes anciens collègues de la chambre mortuaire refusaient de me donner.

La chambre mortuaire me manque. C'est une réalité. Je ne demanderais rien de mieux que de pouvoir y retourner. La chambre mortuaire était mon premier amour, les pompes funèbres étaient une issue de secours. Et en dépit de ma bonne volonté, c'est un sentiment qui, je le sens, m'empêche d'apprécier pleinement mon travail actuel. Je pense qu'un jour, j'aurai besoin de faire un travail sur moi pour enfin me détacher de cette nostalgie et de ma culpabilité. Mais je sais qu'un jour, si l'occasion se présente, je pourrais revenir en hôpital.

I'll be back.

Journal D'une Elève Aide-Soignante [TERMINÉ]Where stories live. Discover now