Karma, un ami qui ne vous veut pas du bien (?)

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Vous croyez au karma ? Oui, ce truc qui fait qu'un truc vous arrive, et que c'est parce que les planètes se sont alignées pour que ça arrive, ou un truc du genre. On dit alors, en général de quelqu'un, qu'il a un "mauvais karma".

Laissez-moi juste vous dire que moi, le karma, je ne lui ai rien demandé. Mais ce n'est pas comme s'il vous demandait votre permission, pas vrai ?

Parce qu'il m'a fait un coup de pute, le karma. Un vrai. Et quand je dis un coup de pute, c'est un coup de pute. J'ai beau me creuser la tête, je ne trouve pas d'expression plus appropriée pour qualifier ce qu'il m'a fait, cette semaine.

Que je vous raconte.

J'arrive à mon stage lundi matin, à 7h45, normal. On se rassemble pour les transmissions, on fait les transmissions, tout est aussi normal que ça peut l'être. Déjà, très bonne nouvelle : le patient chiant de la semaine dernière a enfin mis les voiles. Personne ne le regrettera. En revanche, est arrivé samedi un patient un peu plus particulier. 

Enfin, particulier pour les critères de quelqu'un qui n'a jamais travaillé en hôpital et qui ne voit pas passer toutes sortes de patients à longueur de temps, en l'occurrence moi.

Mr Jean V. a été hospitalisé pour un œdème aigu pulmonaire. En traduction simultanée, du liquide s'était accumulé dans ses poumons, provoquant une insuffisance respiratoire. C'était un patient âgé de 92 ans, pas très mobile et pas très autonome. Il avait souffert, dans la nuit de samedi à dimanche, de forts épisodes de confusion et d'agitation psychomotrice, qui lui avaient valu d'être contentionné à son lit.

Ce patient, je n'y ai pas vraiment prêté attention, au départ. J'étais plus concentrée sur mes nouveaux objectifs de stage qui étaient de prendre une chambre ou deux en charge, et de faire mes deux toilettes par jour.

Ce mardi, en revanche, j'ai officiellement rencontré Mr V. en assistant l'aide-soignante pour sa toilette au lit. Le patient m'a très vite fait forte impression, pour plusieurs raisons :
- C'était un patient très confus, avec de forts troubles de la mémoire. J'avoue ne pas avoir pensé à poser la question, mais si aucun diagnostic n'a été posé, mes soupçons se tournent fortement vers Alzheimer. Il était capable de se souvenir avoir été acrobate de cirque dans sa prime jeunesse. En revanche, il posait souvent la question de savoir ce qu'il faisait là, et pourquoi il était là, et depuis quand. Il oubliait complètement qu'il était hospitalisé depuis X jours pour un problème pulmonaire. Il demandait où étaient ses affaires, son portable, ses lunettes, lesquelles étaient juste devant lui sur l'adapte-table. Il avait emprunté un livre à la bibliothèque itinérante de l'hôpital, je l'ai souvent vu le lire, et il demandait ce que ce livre faisait là. Ce monsieur, de toute évidence, n'avait plus toute sa tête. Il fallait souvent lui répéter les mêmes choses, et je voyais souvent l'aide-soignante rouler des yeux à ses questions. Je n'ai toujours pas décidé entre "il se fout de la gueule du monde" et "j'ai déjà vu ça trois milliards de fois".
- C'était un patient qui nous avait raconté, avec un sérieux imperturbable, comment une infirmière "un peu forte" l'avait "plaqué à son lit en se couchant sur lui". Il était incapable de se souvenir où et quand, mais il semblait mortifié par l'expérience. Il avait ajouté sa frayeur quand, s'étant réveillé dans la nuit, il avait vu la même infirmière debout à-côté de son lit. Personnellement, je crois qu'il a surtout fait une confuse association d'idée due à ses contentions au lit.
- C'était un patient qui vivait dans la même commune que moi ! Oui, on vivait dans le même patelin. Au cours de la toilette au lit, alors que je m'efforçais de garder le contact avec le patient pour éviter le coup du "je fais ma toilette sans dire un mot", il a spontanément raconté qu'il vivait dans telle commune. Quelle coïncidence ! Moi aussi !
- C'était un patient qui vivait dans la même commune que moi, et qui avait LA raison à cela.

Vous vous souvenez du "recueil de données" ? Cette démarche qu'on doit faire, visant à rassembler des informations sur un patient, pour en tirer une démarche de soins ? J'ai finalement choisi, pour mon devoir pour vendredi, de faire mon recueil sur Mr V.. Son incohérence, son épisode d'agitation, il apparaissait un peu moins "lambda" à mes yeux néophytes. Je me suis donc dit qu'il serait intéressant de faire mon recueil sur lui.

Je prends donc son dossier médical, l'ouvre et commence à lire les informations. Et là, j'ai bien cru halluciner.

C'est une blague ?

J'ai dit ça tout haut dans le poste de soin, surprenant les autres soignantes. Mais je ne pouvais pas réagir autrement.

Son adresse. Je connaissais son adresse. Je la connaissais pour y avoir déjà été.

Et là, je vous vois me dire que c'est peut-être normal, il vit peut-être au-dessus d'un commerce, c'est peut-être un voisin de l'immeuble, ou autre. Oui, c'est bien joli, sauf que l'adresse correspond à une maison.

Et je sais parfaitement qui habite là. Et je sais parfaitement que la personne qui habite là n'a pas déménagé. Et je le sais parce que je suis toujours en contact avec cette personne, et que je le saurais si la personne avait déménagé. 

Ce patient, Mr V., je ne le connais pas. Je ne l'ai jamais rencontré de ma vie avant son hospitalisation dans le service. Mais je connais sa fille. Ou plutôt, je l'ai connue. Rencontrée serait plus exact. Dans des circonstances peu amiables.

Parce que, il y a un bon moment, maintenant, pendant plusieurs années, j'ai fréquenté son mari.

Ce patient, Mr V., était l'ex-beau-père de mon ex-petit-ami.

Alors, quand je vous dis que le karma fait des coups de pute, je sais ce que je dis, quand même !

Mon ex est maintenant séparé de sa femme. Ils ne sont pas divorcés, mais elle est partie en Allemagne. Lui est resté en France, dans leur maison, avec l'ex-beau-père dans une chambre du rez-de-chaussée.

La raison pour laquelle, quand j'ai vu son adresse dans le dossier, j'ai tout-de-suite compris qui le patient était.

J'ai un peu flippé, quand j'ai appris que sa fille devait venir lui rendre visite. J'ai prévenu l'infirmière en chef de la situation, préférant éviter les incidents. Car même longtemps après, elle se souvenait toujours de moi, et pas en bien. Et ayant reçu, à plusieurs reprises par le passé, ses SMS sans queue ni tête, rédigés sous l'emprise de médicaments, à plus de minuit, j'étais bien placée pour savoir que la dame avait un "grain". Si je pouvais donc éviter l'esclandre en plein milieu du service, c'était bien volontiers.

A la fin, j'ai paniqué pour rien. Elle est arrivée alors que j'étais au poste de soins. Elle s'est présentée au guichet, et a tout de suite été dans la chambre de son père. Temps de présence : 3 secondes maximum. Elle n'a même pas dû m'apercevoir.

Mr V. a finalement été transféré dans un autre hôpital le jeudi. Des ambulanciers sont venus et l'ont emmené. Le pauvre monsieur ne savait pas qui ils étaient, et pourquoi ils étaient là, et où ils l'emmenaient... Tout bien considéré, c'est le genre d'état qui fait plus de peine qu'autre chose.

Que peut-on conclure de cette anecdote ? Car il faut bien en tirer une morale, n'est-ce pas ? Certes, le karma est une grosse salope, mais je pense pouvoir également lui dire merci.

On ne sait pas qui on a devant soi. On ne sait pas à qui on a affaire. Ce patient, il aurait pu être mon voisin de palier. Il aurait pu être un membre de ma propre famille. Je ne sais pas exactement quel type de morale tirer de ça, mais j'ai la confuse impression d'avoir appris quelque chose d'important. Ce patient était important. Cette situation était importante. J'ignore ce que le karma a essayé de me dire, à ce moment-là, mais j'ai la conviction qu'il a essayé de me dire quelque chose.

Ok, karma. J'ai rien compris, mais je prends note quand même.

Néanmoins, la prochaine fois, évite de m'envoyer la famille d'un ex. Non pas que j'en aie beaucoup, j'en ai même qu'un. Mais je me passerais bien de voir l'autre folle débarquer.

Merci d'avance.

Journal D'une Elève Aide-Soignante [TERMINÉ]Where stories live. Discover now