Chapitre 10 - 8

24 2 9
                                    

La petite troupe fit irruption dans la salle bondée de l'auberge, où le silence s'installa. La foule reprit son petit brouhaha à la demande de la gradée. Ils s'enfoncèrent dans la masse humaine et s'arrêtèrent à quelques mètres du dos d'un homme vêtu de vert et d'un chapeau garni de plumes aux couleurs bigarrées. Le poète se retourna et figea sur place, fixa avec horreur le double maintenu sous pression par une femme étrangement puissante.

La copie voutée sur elle-même eut une grimace désolée pleine de tristesse. Tous se regardèrent, mais après un petit signe d'apaisement, un homme s'avança et vint s'accouder à la table du troubadour. Après une invitation à s'assoir, l'original de la copie et le vert ermite commencèrent une discussion.

- Alors c'est fini. Vous avez compris. Que font une sorcière et un petit esprit à vos côtés ?

- Ce sont mes camarades. Et je suis là pour négocier votre reddition.

- Je ne vois qu'un des miens. Où est ma famille ? Oserez-vous me dire qu'il ne reste que ma fille ? Oserez-vous me dire que nous sommes massacrés ?

Le poète regarda tristement sa fille sous les derniers traits qu'elle avait copié, cette dernière se mit à pleurer et émit un signe négatif pour faire remarquer qu'ils n'étaient plus que deux.

- Alors c'est ma faute. Je me suis faite enfermer ici et ils ont dû rester. Mes pauvres petits, mon pauvre compagnon, je vous ai fait prendre trop de risques.

Le poète regarda en l'air, les yeux mouillés, le chagrin chargeait peu à peu de son poids le lythomédian. Le citéen ne dit mot dans une même émotion sincère et grave.

- Puissiez-vous comprendre mon choix et nos actes, l'hiver approchant je n'ai pas eu d'autres idées. Il nous faut bien survivre, il nous faut bien nous nourrir. Vous ne pardonnerez pas nos gestes et je ne pardonnerais pas les vôtres. Alors que nous restent-t-ils jeune homme ? Le sang, la colère et la mort ? Vous n'avez qu'une mère enceinte et une jeune prisonnière comme ennemi, avons-nous d'autres solutions que nous entretuer ici ?

- Je regrette la façon dont tout cela s'est déroulé. J'espèrerais autre chose, mais j'avoue ne pas avoir trouvé la réponse. Maintenant j'essaie de sauver ce qui peut l'être encore. Votre fille a vu la scène, mais elle a accepté de se rendre. Ne lui en voulez pas, mes compagnons ne lui ont pas laissé beaucoup de choix.

- Pourquoi une telle œillade, une telle vaine tentative de compréhension ? Vous nous voyez monstre et je vous vois proie. Je crains que tout soit écrit. Je pourrais supplier au moins pour mes enfants, mais je reste le prédateur. Et je pense qu'il n'y a d'espace dans vos cœurs pour préserver nos existences, même si elles sont les membres d'une famille décimée.

- Je fais mon possible pour que vous vous rendiez. On vous escortera à la sortie, vous partez et ne revenez plus. C'est un moindre mal, et peut être la seule chance qu'il vous reste.

- Le monstre salut cette petite offre. Sachez que j'ai aimé les mots et les vers de ce corps, plus j'habite cette forme, plus je suis lui. Quand je prendrai une autre existence, j'oublierai tout de celle-ci. Et sachez que ça sera à regret, la chasse l'y oblige. Parfois nous aimons être parmi vous et des fois nous comprenons, mais nous sommes autres et cela nous sépare.

- Je sais que c'est futile de vous demander de cesser de vous attaquer à mes semblables, pourtant votre famille y a trouvé la mort. Il y a peut-être des solutions pour que l'on s'évite et prendre des chemins différents. Le monde est vaste.

- Je n'ai plus grand-chose à perdre, vous ne croyez pas ?

- Vous n'êtes pas seule et je peux tenter de sauver ce maigre espoir. Vous avez encore une famille. Votre fille a accepté de se livrer et si vous faites de même, peut-être vous épargnerez-vous un combat perdu d'avance ?

- Je n'ai plus le cœur à me battre et je n'ai plus l'espoir de survivre à l'hiver qui s'annonce. Je suis en lambeau, vêtu du manteau d'un noble parolier et je me résigne. Je ne sais pas pourquoi vous offrez cette voie, je ne comprends pas ce qui vous anime vous, jeune homme. Je suis une mère qui s'incline et je n'ai que le poids de mes choix. Notre mort arrivera, si ce n'est aujourd'hui se sera demain, car il n'y a qu'une voie.

- Oubliez d'être le prédateur, ils oublieront d'être les proies. Je ne vous demande pas de vous pardonnez mutuellement, je vous demande de vous fuir. Je sais que vous comprenez.

L'homme tapota doucement l'avant-bras du poète dans un long silence. D'un regard furtif vers son interlocuteur la mère vit l'étendue du sentiment qui entourait cette proposition. Fébrile, elle devait admettre que rien en cet homme ne sentait la haine, il y avait juste de la peine, comme s'il partageait la sienne. Elle se tourna vers la copie prisonnière et leva les mains en guise d'acceptation.

- Ainsi soit-il voyageur. Puissions-nous trouver la réponse.

Les deux intrus furent escortés en pleine nuit du comptoir au bourg et jusqu'à l'entrée du village. Le petit groupe avait été rallié par une vingtaine de gardes qui venaient autant pour accompagner que pour recueillir les nouvelles. La capitaine donnait l'information, sans demander à dégarnir les rangs. La force militaire gonfla aux côtés des spécialistes et la lumière des torches baignait la route d'une couleur orangée.

Alors la gradée mit fin à cette marche nocturne aux abords des bois, dans un petit renfoncement près du chemin. Une zone à nue avant les arbres et la noirceur de l'inconnue. Fut ordonné une mise en ligne aux soldats présents. Les spécialistes furent invités à avancer un peu pour relâcher les deux lythomédians. Ces derniers abandonnèrent leur forme humaine, pour redevenir les monstres élancés à l'allure dangereuse et la gueule pleine de crocs.

- Voilà, dit calmement Aklameon, j'ai fait mon possible. A vous de tenir votre choix.

La mère toisa le mur d'hommes armés qui éclairaient la zone.

- Les choix sont actés. Glissa-t-elle les yeux brillants, miroir de l'éclat des torches. Elle abaissa sa tête pour contempler le visage de cet être particulier. Vous avez tenté, jeune homme. Je ne lis ni peur, ni haine en vous. Alors ne leur vous en voulez pas.

- Je ne comprends pas. Se surprit l'homme devant l'air gave de la bête.

Elle approcha sa mâchoire de l'oreille de Klam, pour susurrer le reste.

- Nous ne sommes pas d'ici, tous deux, mais j'en ai la connaissance. Mon chemin s'arrête. Puisse votre cœur continuer à aimer au-delà de ce qui est.

En un brusque mouvement, le polymorphe poussa le citéen à terre. L'épaule tapa le sol mou de cet espace à vide. Un claquement coordonné s'éleva dans la nuit. Le visage nappé de poussière, il regarda vers le haut. La volée de carreaux d'arbalètes avait transpercé les deux êtres bestiaux. Effondrés sur le dos, ils gisaient sans souffle.

Aklameon comprit les derniers échanges, la zone était le lieu où on appliquait les sentences à Klabem'Tan. La mère avait saisi ce qu'on leur réservait et avait accepté. Les paupières inférieures couvertes de larmes, il fixait la capitaine qui approchait de lui.

- Nous avions un accord lui, lui cria-t-il.

- Je n'ai jamais donné ma parole pour relâcher ces choses. Et si vous y teniez, dites-vous qu'elles sont mortes comme tous condamnés pour meurtre. Expliqua la femme avec un détachement sévère.

L'homme se releva silencieux, s'épousât. Il ferma ses paupières et ravala sa colère. Il devait accepter ce que cette polymorphe avait accepté. Il avait mal, une charge se fixait dans son crâne, la tache indélébile d'une tentative ratée. Il jeta un dernier œil méprisant à la garde de Resig et enfouit en lui les dernières paroles chaleureuses d'un être qu'il n'eut pas le temps de connaître.

Il se tourna vers les deux corps meurtris de pointes. Il ne savait pas s'il existait une forme de cérémonie d'adieu chez les lythomédians. Alors, il les observa sans bouger. La nuit froide les couvrit d'une brise humide venue de la forêt qui glaçait les chairs.

Une petite main se glissa autour des doigts du grand brun et se resserra doucement. Il regarda à sa gauche, Delili scrutait les deux morts.

- T'as essayé ... murmura-t-elle.

- Ouais ... Les iris noirs se levèrent vers le ciel de ténèbres immensément sans lueur pour masquer ses remords.

Les Terres Reculées - I - Le monolithe noir [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant