Intermède 3

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Le soleil se levait à peine sur le petit village de maraîchers de Spigroog. Dans les étranges lueurs violacées et orange du matin, un homme se détachait de l'horizon plat nappé de brume. Il arrivait à pied sur le grand chemin. Passant près des premières barrières à bestiaux, il fit s'élever les voix des oies. Elles sortirent de leur cabanon visiblement énervées par la présence de l'étranger. Ce dernier les invectiva, agita son bâton de marche pour les faire fuir. Ce qui fonctionna. L'homme était un vieux colporteur de l'Amarik, ville locale connue pour ses petits commerces.

Le grand sac à dos du colporteur se prolongeait jusqu'à terre soutenu par un système d'armatures sur quatre roues indépendantes. Cet ingénieux système était caractéristique des commerçants itinérants, permettant de charger de grandes quantités de babioles.

Le vendeur de l'Amarik franchit la première maison de terre séchée, se dirigeant droit vers le centre du village. La centaine de petites maisons rondes étaient éparpillées sur un quadrillage de parcelles agricoles. Une vingtaine de maisons plus larges rassemblées en cercle tenait lieux de centre.

Une place paillée constituait le cœur de Spigroog. Le vieux colporteur et son sac couinant arrivèrent à l'abord du forum paillé. Vingt ans qu'il venait ici. Vingt ans d'accueil glacial. Le village ne respirait pas l'hospitalité, mais comme il était le seul colporteur à venir s'y perdre, l'ambiance il s'en moquait.

Les gens étaient timides, parlaient peu et fuyaient les regards. Mais réuni ensemble, la foule villageoise semblait plus suspicieuse, scrutatrice. Dans un silence pesant les petits gens venaient acheter les maigres ressources et affaires dont ils manquaient, sans marchandage, sans trop de discussions. Derrière sa barbe grise touffue, le colporteur haranguait la masse froide des tristes paysans. Malgré sa chaleur humaine, il n'obtenait jamais d'échange long avec la populace. Seul le bourgmestre venait dispenser une accolade avec un petit remerciement au seul colporteur venant à Spigroog. Le colporteur s'y retrouvait financièrement et c'est tout ce qui lui importait. Le village de maraichers était isolé et proche des Terres Reculées et peu de personnes osaient venir dans la zone. Alors le bourgmestre se devait bien d'une petite visite.

- Alors cher marchand, avez-vous fait bon voyage ? Lança le petit homme gérant le bourg.

- Une journée comme une autre, un voyage comme un autre. Tant que les acheteurs sont au rendez-vous un colporteur est toujours content. répondit le barbu grisonnant.

- Les affaires sont les affaires. La boue et l'automne ne vous ont pas empêché de venir, c'est une bonne chose.

- L'automne et la pluie n'arrête jamais le voyageur vigoureux. Dit en rigolant le vendeur de bibelots. Mais, monsieur le bourgmestre n'auriez-vous pas des nouvelles des hameaux et des villages alentours ? C'est important les nouvelles.

Le petit homme blêmit. Il déglutit. Et regarda autour de lui. Il s'adressa plus discrètement à son interlocuteur.

- C'est toujours pareil ici, vous le savez. N'ébruitez pas les conditions de vie dans la région. Éloignez le plus de jeunes gens possible de chez nous. La sécurité avant tout.

- Tout de même, cher bourgmestre, la famine et la maladie ravagent depuis l'été les régions de l'Amarik et vos gens ici n'en souffrent guère. C'est une vraie chance. C'est dû à l'irrigation, aux vertus de plantes médicinales du cru ? Interrogea le voyageur.

- Nous payons nous aussi le prix de ces ravages. De bien des manières. S'obscurcit le référent local et sans en dévoiler plus.

Le colporteur ne chercha pas plus loin. Il ne voulait pas fouiller outre mesure dans les histoires de ses clients. De plus, cela faisait des années, qu'il répandait le même message sur Spigroog comme le voulait le bourgmestre. Il ne fallait pas s'approcher. Un mauvais présage ou une peur de l'étranger. Mais le modeste revendeur n'en savait pas plus. Il repartait toujours rapidement. De toute façon les alentours ont toujours eu mauvaises réputations. Il déplia son sac et ses compartiments. Puis les villageois vinrent un à un acheter de maigres choses. La foule morose et taiseuse en une ligne parfaite s'acheminait à petits pas dans une progression plus proche procession funéraire que de la journée de marché.
Cette ambiance inamicale impressionnait toujours le vieux barbu. La vente s'étirait en longueur et même si le bourgmestre pressait, l'activité ne diminuait pas.

- C'est trop long, il faut que tout le monde prennent plus vite les choses dont il a besoin. Soutint l'homme à ses citoyens.

- Ne pressez pas bourgmestre, y a du monde et je peux rester autant qu'il le faudra.

- Justement non, vous ne pouvez pas rester si longtemps. Nous avons des contraintes, vous le savez. Il vous faudra plier bagages même si tous ne sont pas servis.

- Aujourd'hui y a plus de boulot, un petit retard sur le matin n'entamera pas la journée de labeur.

- Non, pas aujourd'hui, il vous faut partir. Je vais dire aux restes des citoyens que la vente est terminée. Je suis désolé mais c'est fini, cria-t-il à la foule qui accepta sans rechigner l'ordre.

- Mais attendez bourgmestre. S'indigna le revendeur.

- Je suis désolé mon ami, mais pas aujourd'hui, il vous faut ranger votre sac dès maintenant. Je vous en prie, ne discuter pas et activez-vous pour clore votre sac ! poussa le petit homme.

- C'est bien gentil votre affaire, mais regardez tout est encore déballé. Je suis plus tout jeune ça va me prendre un moment.

- Je vais vous aider à plier alors ! Essaya le pressé.

- Ah non, ne mettez pas le nez dans mon rangement, un colporteur ça dispose tout de façon précise dans les bons compartiments. Faut connaître et être rigoureux, après sinon c'est mal fait et on ne retrouve plus rien. Grogna le vieux.

L'homme inquiet rapprocha les boîtes, tenta de regrouper les affaires, mais le colporteur furieux lui arracha des mains ce qu'il était en train de porter.

- Non, mais c'est pas possible ça ! Qu'est-ce que je viens de dire ! Lâchez ça ! On perd du temps avec vos angoisses. Gueula le vendeur. Le bourgmestre se stoppa et laissa les babioles à leur place. Il fit les cents pas, il regardait en l'air. La foule devenait de plus en plus froide, presque hostile, tant leurs regards fixaient la scène. Les mines déconfites et les faces terrifiées firent bientôt leur apparition lorsqu'une étrange brume se répandit dans le village.

- Merde, il faut que vous partiez colporteur. Vraiment, lâchez vos affaires et fuyez ! Je vous en prie. Supplia le bourgmestre. Le sac, on vous le rendra plus tard. Parole du Bourgmestre de Spigroog !

- C'est hors de question, vociféra le vieil homme. Des années que je viens et aujourd'hui c'est le bazar ? Je ne laisse rien derrière moi.

- Mais fuyez. Votre vie est en danger, nous n'avons pas pu trouver ce qu'il fallait les derniers jours. Je vous en prie, courrez ! tenta le petit homme qui poussait le colporteur par les épaules.

- C'est n'importe quoi, Arrêtez de me bousculer, je ne vous permets pas, hurla le vieux qui d'un geste de colère jeta le bourgmestre à terre. Puis le revendeur toisa la foule compacte qui s'était reculée.

Toujours plus étrange, glauque, voir morbide. Devant pareille chose, le vieil homme tourna sur lui-même, partout cette même tête sombre, ses yeux fixés sur lui, il était pris dans une ronde. Il pesta à l'égard de ses gens et des grimaces, puis continua à plier ses affaires. La brume devint dense. Le bourgmestre s'était éloigné et ne pipait plus mot. Le colporteur ferma boîtes après boîtes sans relever la tête. Mais bientôt une étrange teinte rouge fit son apparition dans le brouillard. L'homme cru que ses yeux le trompait, mais c'était bien la brume qui s'était habillé d'un ton écarlate. Il se releva et distinguait à peine les personnes à quelques mètres. Il comprit que ce n'était pas net.

- Qu'est ce qui se passe bon dieu ! C'est quoi ce maudit village ! Putain, mais répondez ! Fait chier. Ragea le revendeur qui n'en avait pas fini avec son sac. Il entendit comme des pas derrière lui. Son instinct lui intima de partir à toutes jambes et il voulut le faire.

Mais au moment de prendre son élan. La paume d'une main se posa sur son sternum, il leva la tête et se figea d'horreur. La voix qui lui faisait face déclara d'un ton acéré :

- Oh non ! Je ne crois pas que vous allez partir !


Les Terres Reculées - I - Le monolithe noir [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant