Armin, du haut du toit de cette base en U, regardait avec effarement Annie écraser la nuque de Reiner sans concession. Là, juste en bas du long versant encombré de nombreux arbres, son titan aux muscles à découvert et au carré blond emmêlé venait de coincer l'adolescent à terre, d'exploser son visage renforcé dans des exclamations déchirées et haineuses, et s'occupait désormais de le déloger du Cuirassé.
Il jeta un œil à Isaac, dont le titan trapu haut de cinq mètres, aux cheveux aussi blancs que sa peau et aux yeux rouges, se tenait juste à sa droite. Il le surplombait littéralement, mais toute son attention était dirigée sur ce combat à la violence inouïe. Les Murs ont percé la première barrière, pensa le stratège, dents serrées. Et il les voyait, désormais, ses anciens camarades, galoper désespérément sous le feu meurtrier et affreusement bruyant des américains.
Mais ses prunelles bleues, alors qu'elles devaient analyser la situation le plus rapidement possible, ne quittaient pas du regard ces cadavres éclatés à la cape verte.
Reiner est sur le point de mourir... Mais les explorateurs se font massacrer... Les figures de Sasha, de Historia, de Mikasa, de Luise, de Hansi, de Mike, d'Albert, toutes, toutes défilèrent dans son crâne jusqu'à lui flanquer la nausée. La bile remontait et redescendait sa gorge sans lui laisser une seule occasion de respirer.
Mais ses parents, eux, se battaient au front. Mais ses anciens amis étaient peut-être bien morts à cause de lui. Mais il y avait Eren, derrière. Bon sang... Il baissa le regard sur ses mains tremblantes, puis sur le fusil qui enserrait son torse. Il avait créé un désastre. Il ne pouvait pas choisir. Si. Si, je peux discuter avec eux... Cependant... Est-ce qu'ils m'écouteront toujours... ? Il ferma les paupières dans le vain espoir d'ignorer le monde qui tournait autour de lui. Je n'en peux plus...
« Arlert ! » le héla alors Hannah Steel. La petite femme à la carrure solide venait de sauter à son tour sur le toit plat. Sa tête était dissimulée par une cagoule, mais il était aisé de la reconnaître à sa voix bourrue. « Ils ont percé la première ligne, quel est ton plan ?! »
Il écarquilla les yeux, le souffle coupé. « Le plan... », s'étrangla-t-il douloureusement. Son rythme cardiaque s'emballa brutalement. La capitaine parut le remarquer, car elle s'approcha de lui, et le prit vivement par les épaules. « Le plan ! »
Il sursauta illico. « Pour sauver Reiner », débita-t-il d'un ton saccadé, « il faudrait qu'on envoie un titan sur Annie. » Annie. Annie, et son cadavre explosé, et sa face en cœur vide de toute vie.
« Lequel ?! insista-t-elle fermement.
— On ne peut pas envoyer Isaac, il doit garder Marion ! La seule solution, c'est Grisha, Eren, ou vous, puisque Wilson ne peut plus bouger, mais Grisha et Eren doivent garder le front, donc peut-être que vous devriez...
— Compris ! Ne flanche pas, Arlert..., ajouta-t-elle dangereusement. »
« ... car les conséquences de tes actes pourraient être très lourdes pour tes parents. » Elle n'en dit rien, mais Armin le devinait trop bien à son aura lugubre. Elle sauta pourtant du bâtiment sans se soucier d'utiliser son équipement tridimensionnel, et atterrit dans un craquement sourd. Une fraction de seconde plus tard, alors que l'adolescent remarquait tout juste le titan Féminin hésiter, celui de l'officier s'éleva de terre.
Son corps blanc et musclé n'attendit par un seul instant pour se dresser. L'adolescent ne voyait rien de son visage, mais son crâne chauve en disait long : et il le connaissait déjà, cet étrange casque que formaient les filaments partant de son menton jusqu'au dessus de ses yeux. Une lueur aveuglante surgit de sa main, un long marteau à la tête acérée s'y modélisa, elle l'abattit avec force vers son ennemi.
Celle-ci se retourna de justesse, écarquilla les paupières, et sauta illico du corps renforcé du géant de Reiner. L'arme de fluorine s'écrasa sur le torse de l'américain, et du sang en jaillit en abondance.
La panique sur le visage de l'adolescente était visible. Face à Hannah Steel, elle n'a aucune chance, pensait frénétiquement le jeune stratège. Cette théorie fut vérifiée dès que la capitaine renforça sa prise sur son arme, et la lança à toute vitesse sur Annie. Elle n'eut pas le temps de l'esquiver. Elle n'eut pas le temps de l'esquiver, et son torse se vit purement et simplement tranché en deux. Le haut de son corps vola sur de nombreux mètres, et s'écrasa avec violence sur la droite, au beau milieu des arbres.
Une vague de poussière suivit. Elle va mourir. Annie va mourir. L'affolement frappa Armin. Ces jours aux Brigades d'Entraînement lui revinrent en mémoire, l'aveuglèrent presque.
Elle était toujours seule, à sa table, dans le réfectoire sombre et envahit par un brouhaha constant. Non, parfois, Mihna se mettait en face d'elle, mais ne lui parlait jamais.
Elle avait appris ses techniques de combat à Eren dans un intérêt mal dissimulé. Du reste, elle ne s'était contentée que d'un minimum d'efforts pour trancher de fausses nuques – et s'était pourtant retrouvée quatrième de la promotion. Elle avait affronté Mikasa, une fois, dans une ambiance électrique. Qui avait gagné ? Il lui semblait bien qu'il y avait eu égalité, avec la rapidité époustouflante des deux.
Puis, il y avait eu la bataille de Trost. Ce moment tendu, dans la réserve, durant lequel elle avait abattu un titan avec brio et avait sauvé un Conny terrorisé. Avaient suivi les vérifications d'équipement tridimensionnel : la manière dont elle avait tenté de dissuader Conny de rejoindre les Brigades l'avait frappé. « Au fond, tu es quelqu'un de bon », lui avait-il dit.
Jamais, lors de leur première Expédition, n'aurait-il pu imaginer que c'était elle qui avait massacré tant d'explorateurs.
Oui, mais elle les avait épargnés, lui et Jean. Elle n'avait mis aucun cœur dans ce combat-ci. Avait suivi Stohess, la confiance hésitante qu'elle lui avait accordé lorsqu'il lui avait « demandée son aide », son air douloureux à l'évocation de sa véritable identité, puis son rire détruit. Ce combat acharné contre Eren, qu'elle n'avait jamais tenté de tuer. Elle n'avait pas non plus massacré Mikasa, ni lui, ni Jean...
Elle n'avait jamais voulu les assassiner, ses camarades. Quel genre de douleur avait-elle ressenti durant ces trois ans qu'elle avait passés avec eux ? Elle était humaine. Une meurtrière, certes, mais une meurtrière poussée par les menaces des États-Unis. Elle avait fini par rejoindre le Bataillon, après tout... Et elle allait y passer, dans les quelques instants suivants. Sous ses yeux. A cause de lui. Tous ces souvenirs, qui le poignardaient déjà, allaient devenir insupportables.
Non. Non, je ne veux pas de ça ! Il se redressa brutalement, sauta du bâtiment, se rattrapa au mur de béton, et fonça vers le titan d'Hannah Steel, qui dressait déjà de nouveau son marteau meurtrier. Ses tirs cessèrent sur son passage : il les sentait, les regards stupéfaits de ses alliés américains. « Armin ! » l'interpella son père avec panique.
L'intéressé planta son axe dans le talon de la géante, dressa désespérément ses lames, et trancha son talon dans un cri désespéré. Du sang gicla sur sa joue, pour s'évaporer l'instant d'après. Il ne parvint pas à se rattraper, et roula longuement sur la terre dure. Mais la douleur qui assaillit ses côtes fut insignifiante à côté de celle qui écrasa sa jambe droite.
Le titan Forgeron venait de chuter, et son coude, d'éclater sa cuisse. Il poussa un hurlement déchirant : sa vision se brouilla, il vit tout juste sa face immense le fixer durant de longues secondes. Il ne put pas bouger. Il ne put pas bouger, sa main mise à part, qui se plaqua sur son membre broyé au possible. Geste vain. Le pourpre chaud qui en coulait à flots était irréparable.
Il ne comprit rien des mots qu'articula la voix déformée de l'américaine. Il la remarqua tout juste se relever. Une ombre bloqua subitement les rayons du soleil. Cependant, Armin ne voyait plus grand-chose. Des étoiles dansaient devant ses yeux bleus et écarquillés. Allait-il vomir, cette fois-ci ? Non, seules des plaintes déchirées s'échappaient de sa gorge. Elles furent vite recouvertes par un rugissement difforme.
Il y eut un instant de flottement. Finalement, des pas lourds se ruèrent dans sa direction. Mais avant que les monstres ne l'achèvent sous leurs pieds immenses, on le prit brutalement par la taille, et fonça en manœuvre tridimensionnelle dans une direction aléatoire. Qu'est-ce qu'il se passe... ?
Tout disparut autour de lui avant qu'il ne puisse en savoir plus.
***
« Capitaine Wilson ! » s'écria un Orris Arlert paniqué.
Il venait tout juste de récupérer son fils étalé à terre, au beau milieu des géants qu'Annie Leonhart avait, une seconde fois, appelés. Heureusement, son niveau en matière de je-plante-des-câbles-dans-des-genoux-aussi-grands-que-moi n'était pas désastreux, et ils avaient pu s'extirper de là sans plus de dommages collatéraux.
Il filait désormais derrière la rangée protectrice que formaient ses camarades américains. A l'abri de leur feu et des lames de leurs ennemis. Quelle mouche avait piqué son fils ? Sauter du toit, et s'en prendre à Hannah Steel ? Peu importait. L'urgence n'était pas là. Armin perdait bien trop de sang, et l'état de sa jambe ne lui disait rien que vaille.
Elle pendouillait dans son dos, désarticulée au possible. Non, désarticulée était un euphémisme : elle était purement et simplement broyée, et ne ressemblait plus qu'à un steak qu'on viendrait tout juste d'extirper d'un bœuf fraîchement abattu. Il l'avait perdue pour sûr. Ce n'était pas voulu de la part de la capitaine, et sa colère ne l'avait poussée qu'à l'insulter de cervelle de moineau. Du reste, elle l'estimait trop pour le tuer sur place.
Lorsqu'il réalisa que le capitaine Wilson se terrait toujours dans son titan couché sur le dos, il laissa échapper un « flûte de flûte » désespéré. Il faut absolument soigner Armin avant qu'il ne soit trop tard ! Il regarda rapidement autour de lui, remarqua le Cuirassé se régénérer lentement et le Forgeron décapiter cinq titans à la chaîne, repéra enfin l'intérieur de la base.
L'aile centrale ! Isaac descendit justement du toit duquel il surveillait les environs, pour se poster au beau milieu de la pseudo-cour qui leur servait de terrain d'entraînement. Naturellement... C'est lui qui doit protéger Marion, maintenant...
Il passa à côté de lui sans y faire plus attention. Le soulagement l'envahit dès qu'il vit des blessés se faire traîner dans l'un des coins du fameux U. Le médecin, ce grand dadais aux cheveux roux rasés de près, était là-bas, assisté par un Falco toujours aussi jeune et légèrement paniqué. Il sprinta donc, passa à côté des autres mutilés, et s'en remit directement au docteur. Il n'eut pas besoin de mots pour expliquer la gravité de la situation.
« Je m'en occupe de suite », trancha-t-il. « Falco, une paillasse. » L'intéressé hocha la tête. L'attente qui suivit permit à Orris de détailler rapidement l'organisation.
Les blessés étaient étalés sur de simples morceaux de bâche noire. Il en compta bien une quinzaine. Sur une longue table de bois posée à l'arrache, tout contre l'un des murs au fond de cette infirmerie à ciel ouvert, des pansements et de la morphine et des bandages et une boîte de gants et des trousses de secours toujours fermées.
« Là », murmura alors l'enfant. Sur son visage enfantin, un trouble manifeste. Ce fut à Armin d'être délicatement allongé au sol ; le médecin s'agenouilla à côté de lui, et appuya illico un tissu sur sa blessure bien trop importante... Tissu qui ne changea pas grand-chose. Ses chairs ouvertes laissaient passer bien trop de sang, et son visage rond pâlissait à vue d'œil.
Son père serra les dents sous un effroi mal dissimulé. Il ne put que difficilement retenir ses larmes. Son fils, son seul fils... Il ne pouvait pas le laisser mourir. Avoir passé tant d'années à l'attendre avait déjà été extrêmement douloureux. C'était un miracle qu'il ait accepté de rejoindre leur camp.
Mais il n'a peut-être pas supporté d'avoir retourné sa veste... L'une de ses anciennes camarades était sur le point de mourir à cause de lui. Cet accident n'a eu qu'un effet mineur sur les actions de Hannah Steel. Ce qu'il a fait était humain. Ils ne lui en voudront pas. Il a montré son allégeance aux États-Unis rien qu'en établissant cette stratégie ! Les soldats des Murs ne se sont toujours pas approchés de la base, et ils tombent comme des mouches. Dieu le pardonnera. Il ne laisserait pas tomber un être comme lui. J'en suis certain...
« Monsieur Arlert... », dit alors le docteur. Il le gratifia d'un air angoissé, qui ne s'arrangea pas en voyant son expression lugubre. Il ouvrit la bouche, mais n'eut pas le temps de demander quoi que ce soit.
« Il vaut mieux que vous retourniez au front, maintenant. »
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