Note finale - Épilogue

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Dix mois plus tard

Le ciel californien a une allure plutôt sexy ce matin. Les nuages forment des traînées perpendiculaires, semblables à des jarretelles roses sur un corps azuréen. J'attends Julian, assise sur un banc près de la fontaine à débordement. Si j'en crois l'heure, il devrait arriver d'une minute à l'autre. Mais je sais pertinemment qu'il a tendance à m'être infidèle quand il est pris d'une inspiration subite. En ce moment, il traîne peut-être encore à Thornton, créant de la magie avec ses doigts. Je lui pardonne. C'est comme ça que je l'aime : distrait et passionné. Tout autour de moi, des bâtiments de briques rouges ponctués d'arcades semblent proclamer : « Soyez fiers d'être ici ! ». Quelques ombres grises planent au-dessus du clocher, mais le vent semble déterminer à les expulser rapidement du corps céleste.

Les premiers mois ont été difficiles. Vivre sur ce campus grouillant d'étudiants a ravivé en moi une crainte farouche. Je m'adressais toujours aux filles lorsque j'avais une question à poser, j'évitais soigneusement les garçons, je me réfugiais dans ma chambre sitôt les cours finis, je repoussais systématiquement les assauts répétés de ma coloc déterminée à m'emmener à une soirée. Au bout de trois mois, j'ai tout de même fini par céder. La soirée était organisée par la fraternité Phi Kappa Psi dont l'un des membres avait tenu des propos douteux dans une vidéo postée sur Youtube : Nous n'entrerons pas tranquillement dans la nuit. Faites ce que vous voulez et baisez qui vous devez. Même si la vidéo avait été retirée sous la pression du doyen, je savais que je m'aventurais en terrain miné. Va savoir pourquoi, c'est dans cette fraternité-là que j'ai accepté de me rendre. J'ai même fait l'effort de me maquiller et d'arborer un léger décolleté.

Le médiator de Julian se balançait autour de mon cou, tel un gri-gri, tandis que j'avançais dans la nuit glaciale. Ma coloc pendue à mon bras, nous ressemblions à deux mouches attirées par la lumière. Bizarrement, je ressentais une forme d'assurance. Celle du gladiateur se rendant au combat.

J'ai refusé le nombre incalculables de verres qui m'étaient gracieusement offerts tandis qu'on zieutait mon décolleté. Pas une seule goutte de ce liquide sournois n'a traversé la barrière de mon corps. À plusieurs reprises, j'ai vu le venin de la Nuit implanté dans les pupilles de mon interlocuteur. Le « Elle, ça va être facile » qui clignotait dans son demi-cerveau. J'ai pris un malin plaisir à discuter avec ces types avant de leur opposer un non franc et massif lorsqu'ils me proposaient de visiter l'étage.

C'est là que j'ai compris pourquoi j'étais venue à cette fête. Non pas pour m'amuser, mais pour me prouver que je pouvais me retrouver dans les mêmes circonstances que cette nuit-là et ne pas tomber dans le piège. Fuir et me retrancher comme un ermite n'était pas une solution. J'avais besoin de côtoyer des hommes, tout en les maintenant à distance, besoin d'asseoir ce « plus jamais », tout en étant consciente que je ne pourrai jamais tout contrôler. Si la Nuit avait déchiré ma liberté en lambeaux, je pouvais en rassembler les débris pour m'en faire une armure.

Au fil des mois, à force d'affronter des situations que je redoutais, j'ai senti que la menace commençait à s'évaporer. J'ai cessé de voir en chaque homme un potentiel Sebastian. Je reste toujours sur mes gardes, la petite alarme dans mon cerveau prête à se déclencher. Mais je n'ai plus peur. Je peux respirer. À plein poumons.

Je tressaille au contact des deux mains qui viennent d'enserrer ma taille. Je n'ai même pas le temps de tourner la tête qu'un baiser atterrit sur ma bouche.

– Tu avais l'air en pleine méditation, me fait remarquer Julian.

– Je jouais à « Qui épouserais-tu ? » je mens en lui adressant un petit sourire sarcastique.

– J'ai à peine dix minutes de retard et tu me cherches déjà un remplaçant ?

– Non. Je cherchais pour toi. Celle-là, oui ! je proclame en désignant une fille aux longs cheveux noirs qui arbore deux dragons sur son débardeur et un pantalon à franges qui semble sorti des sixties.

Forget the Night - Autumn & JulianOù les histoires vivent. Découvrez maintenant