Interlude

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Flash-back
Période Lily

– Sois sincère, me demande-t-il avant de commencer. Je ne veux pas me ridiculiser devant Lily.

J'acquiesce, tout en me préparant à un fou rire mémorable. Je suis contente qu'il m'ait choisie comme cobaye. Je n'aurais manqué ça pour rien au monde.

Depuis quelques temps, Julian travaille dur pour perfectionner son jeu afin d'accompagner Lily quand elle chante. Son père a menacé de lui confisquer sa guitare. Il trouve que Julian devrait se consacrer davantage à ses études. Il n'arrête pas de répéter que cette avant-dernière année de lycée est cruciale pour ses dossiers d'inscription à la fac et qu'il serait plus judicieux de pratiquer un sport ou de s'inscrire à un club de l'école. Il estime que jouer de la guitare est un hobby totalement inutile. J'ai plaidé la cause de Julian en arguant que les musiciens avaient davantage de facultés à apprendre les mathématiques, mais ça n'a pas eu l'air de le convaincre. Il ne voit pas que la musique est comme le cœur battant de Julian et que, s'il arrête de jouer, il ne sera plus tout à fait lui.

Julian teste toujours ses mélodies sur moi avant de les jouer devant sa petite amie, ce qui me donne l'impression d'être privilégiée. Je suis sa première spectatrice. Parfois, je pousse la chansonnette comme si j'étais Lily, mais il m'ordonne toujours d'arrêter, soi-disant que je chante comme une casserole et que je l'induis en erreur.

Aujourd'hui est le jour de ma revanche. Julian vient de m'annoncer qu'il s'est mis à chanter et voudrait avoir mon avis. Il n'est pas sûr d'être crédible et je ne suis pas sûre de pouvoir m'empêcher de glousser. Julian a un beau timbre quand il parle, mais je ne l'ai jamais entendu ne serait-ce que chantonner. Je suis sûre que sa voix est un vice caché dont il a épargné mes oreilles durant toutes ces années.

Je suis assise sur le lit côté mur, lui côté oreiller. Les yeux rivés sur sa guitare, il paraît très concentré. Ses doigts tirent sur les cordes, envoyant des ondes sonores dans la pièce, comme autant de petits coups de pinceaux créant un tableau, une atmosphère.

Puis sa voix vient se superposer à la mélodie. Comme le coup de pinceau final. La petite irisation qui illumine un paysage et le rend vraiment captivant.

Toute envie de rire a disparu.

Le temps est suspendu.

Jamais je n'aurais imaginé qu'il pouvait chanter comme ça.

Ses graves m'ensorcellent et il caresse les aigus sans la moindre fausse note. Sa voix me transperce le cœur, mais dans le bon sens du terme. Comme si elle s'introduisait en moi pour capturer ma tristesse, puis la transformer en quelque chose de beau qui plane tout autour de moi. Il me fait ressentir une émotion brute, un délicieux déchirement. J'adore cette chanson. Chasing Cars de Snow Patrol. Mais la version originale ne m'a jamais arraché la moindre larme.

– Pourquoi tu pleures ? me demande-t-il d'un ton inquiet lorsqu'il redresse la tête à la fin de la chanson.

– Parce que c'est beau. Depuis combien de temps tu chantes comme ça ?

Il hausse les épaules en reposant sa guitare, puis se penche pour essuyer une larme sur ma joue.

– À force d'entendre Lily chanter, ça m'a donné envie d'essayer.

Tous les griefs que j'avais contre elle disparaissent à cet instant précis. Je ne peux pas détester une fille qui a provoqué un tel déclic chez mon meilleur ami.

– Promets-moi que tu chanteras encore pour moi.

– Tu détestes les promesses, me rappelle-t-il avec un petit sourire en coin. Je n'ai pas envie de me faire frapper.

– Je lève mon véto sur les promesses. Juste pour cette fois.

Je veux avoir la garantie de vivre d'autres moments de grâce comme celui-ci. Cette promesse-là ne m'effraye pas, parce qu'elle n'implique pas de sentiments. Ce n'est pas une promesse volatile. Il peut la tenir. Sa guitare ne risque pas de s'envoler comme s'enfuient les serments d'amour éternel.

– D'accord, je promets de chanter pour toi chaque fois que tu me le demanderas.

– Tu as intérêt à t'acheter un stock de miel et de citron alors, parce que je risque de te solliciter très souvent.

Tout son visage sourit. Non pas seulement sa bouche mais aussi ses yeux, son teint. Même ses cheveux en bataille me paraissent ivres de joie.

– Tu crois que ça va plaire à Lily ?

– Si ça ne lui plaît pas, je lui ferai bouffer ses cheveux bleus.

Il pouffe.

– Toujours dans l'excès.

– Je crois que tu ne te rends pas compte de ton talent. C'est comme si tu m'avais fait avaler un filtre de bonheur.

– Mais tu as pleuré...

– Parce que ça ne m'arrive pas souvent d'être heureuse. Parfois c'est douloureux de recevoir autant de belles choses d'un coup.

Ses joues se teintent comme un soleil couchant.

– Je n'ai pas encore atteint le niveau de Lily, marmonne-t-il modestement.

Je me retiens de lui dire qu'il l'a déjà surpassée. Il s'en rendra compte par lui-même un jour ou l'autre.

Forget the Night - Autumn & JulianOù les histoires vivent. Découvrez maintenant