Intervalle

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Trois ans plus tôt

– Je peux vous poser une question ?

Evalyne est en train de ranger ses courses. Elle acquiesce en rassemblant les surgelés.

– Pourquoi est-ce que vous avez choisi de faire un enfant ?

– Ça c'est une grande question ! s'exclame-t-elle en ouvrant le congélateur.

– Vous n'êtes pas obligée de répondre, je marmonne d'un air penaud.

Elle fait volte-face et m'adresse un sourire bienveillant :

– Quand un couple s'aime, au bout d'un certain temps, il souhaite fonder une famille. J'ai eu Julian parce que je voulais être pleinement heureuse. Un enfant, ça faisait partie de ma définition du bonheur. Comme pour la plupart des femmes, j'imagine.

– Pas pour ma mère, je réplique en serrant les dents.

– Oh si, je suis sûre que ta mère voulait être heureuse elle aussi, affirme-t-elle d'un ton guilleret en disposant des oranges dans la corbeille à fruit. Elle m'a toujours dit qu'elle vous avait beaucoup désirés. Tu n'étais pas un accident, si c'est ça qui te tracasse.

Elle m'adresse un regard qui se veut rassurant mais qui ne l'est pas. Entendre Evalyne parler ainsi me rend malade. Elle me fait sentir à quel point ma propre famille est dysfonctionnelle. Je commence à me demander si une personne comme elle est capable d'entendre ce que j'ai à dire.

J'attrape une orange et je commence à l'éplucher. J'en suis à la moitié lorsque je déclare :

– Elle ne cherchait pas le bonheur, elle cherchait à éviter la mort.

Je sens Evalyne me scruter, mais je ne détourne pas les yeux des rubans d'écorce que j'arrache.

– Qu'est-ce que tu veux dire ? demande-t-elle, un léger embarras planant dans sa voix.

– Elle m'a dit un jour qu'elle n'en pouvait plus de la vie, alors elle a fait des enfants pour trouver une raison de vivre.

J'ôte le dernier ruban d'écorce, puis je vais jeter les épluchures dans la poubelle.

– Je crois que ça a marché les premières années, quand j'étais petite, mais plus maintenant.

Accoudée au comptoir de la cuisine, Evalyne cherche ses mots, mais le silence parle pour elle. Ma mère m'a mise au monde pour de mauvaises raisons.

– Je suppose que tu dois ressentir une lourde responsabilité, finit-elle par dire.

Je suis étonnée qu'elle ait compris ce que je ressentais.

– Oui. Je suis le lien entre elle et la vie, donc je n'ai pas le droit d'aller mal ou de flancher, sinon le lien se brisera. Elle ne pourrait pas vivre sans moi.

– Je ne crois pas que tu doives voir les choses ainsi. Les parents savent qu'un jour ou l'autre leurs enfants deviendront grands et quitteront le nid.

Je balance l'orange d'une paume à l'autre. Elle n'est pas pour moi ; elle est pour Julian.

– Sans vouloir vous vexer, je ne crois pas que ma mère ait la même vision des choses que vous.

Elle esquisse un petit sourire contrit.

– En tout cas, si tu as besoin d'en parler, je suis là.

Je redresse les épaules, soulagée d'être proche de mon but.

– En fait, je pensais plutôt que vous pourriez en parler à ma mère. Lui expliquer votre vision des choses. Pour qu'elle devienne un peu plus... comme vous.

Forget the Night - Autumn & JulianOù les histoires vivent. Découvrez maintenant