Partition 1

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Il ne tarde pas à répondre.

Salut. Ça me fait vraiment plaisir. Hâte de savoir.

Son engouement me noue le ventre et me met encore plus la pression. Il a hâte de savoir. Il va vite déchanter. J'attrape une veste et décide d'y aller tout de suite. Avant de trop réfléchir. Avant de renoncer.

Lorsque j'arrive, j'aperçois la voiture de Carly avec sa plaque personnalisée garée dans l'allée. Je soupire. Je ne peux pas lui parler alors qu'elle est dans les parages. C'est totalement inconcevable. Malgré tout, je pousse sur la sonnette. Parce que j'ai passé trop de nuits blanches à appréhender cette conversation et que je ne pourrais pas supporter de rester dans le doute une heure supplémentaire.

Il met au moins cinq minutes à ouvrir. Sa chemise est un peu froissée et je ne peux m'empêcher d'imaginer à quoi il était occupé.

– Hey !

Malgré son grand sourire, je vois dans son regard qu'il ne s'attendait pas à me voir débarquer.

– Entre... fait-il en esquissant un pas en arrière en guise d'invitation.

– En fait, je préfère aller dans la cabane à outils.

Il se gratte la joue en me sondant du regard comme s'il tentait de capturer mes pensées secrètes. Tu ne risques pas de deviner, je lui rétorque dans ma tête.

– Elle est dans ma chambre. Elle n'entendra rien si on va dans la cuisine.

Elle entendra si tu hurles.

– Je préfère quand même la cabane.

– D'accord, cède-t-il en me glissant un regard de connivence. Comme au bon vieux temps. Laisse-moi juste prévenir Carly.

– OK, je t'attends là-bas.

Il fait volte-face tandis que je traverse le jardin en sentant le stress monter d'un cran. Les parterres sont en fleurs. Des jonquilles pointent leurs petites têtes innocentes vers des nuages d'azalées rose sombre.

En pénétrant dans l'abri de jardin, je suis assaillie par une bourrasque de souvenirs. Toute mon enfance refait surface. J'ai l'impression d'avoir à nouveau dix ans et de me voir assise dans la brouette, un bouquet de fleurs écrasées sous les fesses. À l'époque, j'habitais juste en face. Il n'y avait qu'une rue à traverser pour me réfugier ici. La cabane était notre repère préféré, bien plus que la chambre de Julian. Les parents ne venaient jamais nous y déranger. Pour gagner un peu d'argent, on cueillait des fleurs qu'on unissait en bouquets avec un fil de laine ou un ruban pour emballage cadeau, on les entassait dans la brouette et on partait faire la tournée du quartier. Parfois, lorsqu'on ne trouvait pas suffisamment de fleurs sauvages, on se servait dans les parterres de nos voisins.

Ce jour-là, on s'est enfui en courant de chez monsieur Townsend à qui on venait de vendre un magnifique bouquet de pivoines.

– Oh, ma femme adore les pivoines ! s'est-il écrié en apercevant une touche de taffetas rouge au fond de la brouette.

J'ai jeté un regard à Julian en étant à peu près sûre d'être aussi rouge que les pivoines. Ces fleurs, je les avais coupées une heure plus tôt dans le jardin des Townsend. En bon commercial, Julian est resté insensible à ma panique. Il a soulevé le bouquet et l'a remis à monsieur Townsend en échange d'un billet.

– Mettez-les vite dans l'eau. Ce sont des fleurs fragiles, a-t-il eu le culot de lui suggérer, comme si le bien-être de ces fleurs était l'une de ses préoccupations majeures.

Dès que la porte s'est refermée, nos regards hilares se sont croisés. Julian m'a intimé de monter dans la brouette, parce que je ne courais soi-disant pas assez vite et il m'a poussée dans la côte. La brouette s'est transformée en bolide au point qu'on aurait dit que c'était moi qui tractais Julian. Je poussais des cris aigus tellement j'avais peur qu'il ne me lâche. Une fois en terrain plat, j'ai choisi de rester dans la brouette, même si Julian se plaignait que je pesais un âne mort.

Lorsque j'ai mis un pied à terre, j'ai remarqué qu'il restait un bouquet de bluets.

– Je ne dois pas peser si lourd que ça, ai-je constaté. Il est plutôt en bon état.

Julian l'a ramassé.

– Tu veux l'offrir à ta mère ? a-t-il suggéré.

– Non, ce serait du gâchis. Ma mère l'oubliera dans un coin et les fleurs seront fanées en moins de deux heures.

– Alors je te l'offre.

J'ai secoué la tête d'un air effrayé.

– Je ne peux pas accepter ça.

– Pourquoi ? a-t-il insisté avec une légère supplication dans la voix.

– Parce qu'offrir des fleurs, ce n'est pas un geste anodin. C'est ce que les garçons font quand ils sortent avec une fille.

– Eh bien, tu es une fille à ce que je sache, a-t-il observé en me tendant le bouquet avec insistance.

– Offre-le à ta mère ! C'est une meilleure idée.

Son bras est resté tendu vers moi, mais son poignet s'est légèrement amolli.

– Est-ce que tu veux sortir avec moi ?

– Quoi ?

Il a réitéré sa question, l'air pâle et chancelant. Je suis restée sans voix. Puis mes lèvres se sont entrouvertes pour laisser échapper un rire qui ressemblait au crachotement d'un pot d'échappement. C'était le rire le plus bizarre que mon corps ait jamais produit. La stupéfaction se mêlait à la gêne. Jamais je n'aurais imaginé qu'il puisse me voir de cette manière. J'avais l'impression que quelque chose venait de se fissurer. Ce bouquet était un obstacle entre nous.

– Non !

Les fleurs se sont retrouvées tête en bas, comme ployant sous la brutalité de mon refus.

– Je suis trop jeune, me suis-je justifiée.

– Il n'y a que ça ? a-t-il demandé avec un soupçon d'espoir comme si la perspective d'attendre quelques années ne le dérangeait pas.

– Je ne te vois pas comme ça, lui ai-je balancé d'un ton irrévocable.

Je lui en voulais de tout compliquer. J'avais l'impression que l'enfance était un labyrinthe dont il cherchait hâtivement la sortie, tandis que moi je craignais de la trouver. À dix ans, notre relation amicale me suffisait amplement. J'étais contrariée qu'il ne voie pas les choses de la même façon.

Il a baissé les yeux et est parti jeter le bouquet dans le bac à compost.

– C'est dommage, ai-je murmuré. Ta mère aurait été contente.

– Et moi je n'aurais pas été content de voir ces fleurs se pavaner sous mon nez pour me rappeler à quel point tu t'es moquée de moi.

– Je ne me suis pas moquée. C'est juste que... Tu es mon meilleur ami.

– OK. Je comprends.

Nous n'en avons plus jamais reparlé. Comme si cette journée s'était désintégrée dans nos esprits. J'ai mis sa proposition sur le compte de son début de puberté et non d'un quelconque sentiment pour moi.

Le sentiment que j'éprouve en ce moment précis est très différent de celui d'il y a huit ans. Les rôles sont inversés. Je suis celle par qui la proposition indécente va arriver. Il est celui qui détient le pouvoir de dire oui ou non. Cette fois, je sais qu'il n'y aura pas de retour en arrière possible. Ce que je vais dire pourrait porter le coup de grâce à notre amitié. J'ai longtemps réfléchi et je ne suis pas sûre qu'il puisse comprendre. Pourtant je dois prendre ce risque.

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Je poste la suite dans la foulée ;-)

Forget the Night - Autumn & JulianOù les histoires vivent. Découvrez maintenant