Intervalle

2K 191 108
                                    

Trois ans plus tôt

Julian est en train d'essayer de composer le prochain tube interplanétaire pendant que je fais mon devoir de maths à son bureau. Il y a trop de bruit chez moi pour travailler. Déjà que les chiffres n'ont jamais su beaucoup me parler... Au milieu de la logorrhée de mon frère et des crises de nerfs de ma mère, ils ressemblent à des symboles cabalistiques. C'est comme si mes yeux avaient des oreilles. Mes yeux absorbent les voix qui m'entourent, ils perçoivent que quelque chose ne tourne pas rond dans cette maison. Ils ne voient plus que ça et je n'arrive pas à me concentrer.

La conseillère a menacé de convoquer ma mère. J'ai été tellement terrorisée à cette idée – imaginer ma mère arrivant titubante à l'école dans des effluves d'alcool et de transpiration – que j'ai supplié la conseillère d'attendre la fin du trimestre. D'ici là, je compte bien travailler comme une dingue pour éviter que quiconque alerte les services sociaux.

Le bruit qui s'échappe de l'instrument de Julian ne me dérange pas. C'est comme un ronronnement, un gazouillis d'oiseau. Un son qui caresse mes neurones, les motivant à travailler. Même si Julian gratte les cordes de façon anarchique et que je l'entends parfois pester ou s'extasier sur les accords qu'il fait naître, cela ne m'empêche pas de noircir ma feuille d'équations. Les chiffres se marient parfaitement à sa musique.

Une fois mon devoir fini, je clique sur mon bic quatre fois, puis je fais pivoter le siège de bureau. Julian est en train de traduire ses accords en tablature sur son ordinateur portable. Son père refuse qu'il prenne des cours de solfège, alors Julian a tout appris en autodidacte en s'achetant un bouquin et en regardant des tutos sur internet.

– Je veux que tu me donnes des conseils sur les garçons, je lance subitement.

Il sursaute légèrement, fronce les sourcils, puis abandonne son ordi pour s'approcher de moi. Sa main se pose sur le dossier qu'il se met à faire tourner comme si j'étais à la fête foraine.

– Tu n'es pas trop jeune pour t'intéresser à ça ?

Son ton est légèrement autoritaire. J'attrape fermement son bras pour stopper la chaise et je lui balance d'un air narquois :

– Dit celui qui m'a offert mon premier baiser.

Il y a un petit instant de flottement. Ma remarque semble avoir capturé un peu de sa belle assurance.

– Oui, enfin bon, c'est pas comparable, rétorque-t-il en fuyant mon regard.

– Pourquoi ? T'es un garçon, non ?

– Je suis un garçon qui te veut du bien. Là est la nuance.

Il me toise du regard comme pour s'assurer que le message est bien passé.

– Tu sous-entends que les autres garçons me veulent du mal ?

Sans lui laisser le temps de répondre, j'enchaîne :

– J'aime bien les garçons. Beaucoup plus que les filles. J'ai confiance en eux, alors que je ne pourrais jamais accorder ma confiance à aucune fille. Elles sont trop sournoises.

Julian a eu l'air aussi abasourdi que si je venais de lui révéler que j'étais transsexuelle.

– Tu ne devrais pas faire confiance aux mecs. Ce sont des...

Plusieurs mots vacillent sur ses lèvres. Sans même les entendre, je peux sentir leur charge négative.

– Ce sont des obsédés, finit-il par décréter.

– Alors tu l'es aussi.

– Peut-être bien... Mais moi je te respecte.

Il part se rasseoir sur son lit et retourne à ses tablatures. Sur son visage, je décèle une sorte de contrariété ou d'angoisse. Je ne sais plus comment cette conversation a dévié. Ah si, je lui ai demandé des conseils sur les garçons. Et il ne m'en avait toujours pas donné.

Forget the Night - Autumn & JulianOù les histoires vivent. Découvrez maintenant