Round 13

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Degré d'oxygénation : 6 sur 10

Je cherche une chemise extra-large dans ma penderie en prenant soin de ne pas regarder le miroir incrusté dans la porte. Je préfère garder mes distances avec la-fille-au-regard-éteint.

Dans la salle de bains, pas besoin de jouer à cache-cache avec mon reflet. Niels m'a facilité la tâche en brisant la grande glace qui décorait le dessus du lavabo il y a trois ans. Les objets ne font pas long feu par ici et c'est rare qu'on les remplace. On se contente de ramasser les débris. C'est ce que j'ai l'impression de faire avec moi-même lorsque je me force à appliquer un peu de crème hydratante et à nouer mes cheveux en chignon.

Je ne répare rien, je rassemble les débris.

Dans la cuisine, je croise ma mère en tête-à-tête avec sa fidèle amie. C'est elle qui a remplacé mon père. Je la croise tous les matins et je la surprends tous les soirs, collée à la bouche de ma mère. Cette bouteille de vin m'est aussi familière qu'un père peut l'être pour les autres enfants. C'est un peu comme le quatrième membre de notre famille.

Ma mère ne tourne pas le regard vers moi. De toute façon, je connais son regard par cœur. Du pur néant. Parfois, je voudrais animer quelque chose dans ce regard, mais les seules lueurs que je perçois sont celles de l'angoisse et seul mon frère est susceptible de les éveiller. Quelquefois il lui arrive de me prendre dans ses bras en soupirant « Heureusement que tu es là ». Et j'ai l'impression d'être un vieux meuble rassurant sur lequel on passe sa main de temps en temps en se rappelant qu'il a de la valeur.

À l'école, je me retrouve à faire un travail de groupe avec Saskya et deux autres filles. C'est un devoir de géo assez barbant. J'essaie de garder les yeux rivés à mon atlas tandis que les filles discutent. Mais je sens le regard de Saskya posé sur moi. Ou plutôt devrais-je dire planté en moi. Quelques instants plus tard, je lève brièvement les yeux au moment où elle ne me regarde pas. Je vois ses lèvres roses qui remuent, ses yeux bleu-gris étoilés de mascara, ses cheveux d'un blond terne et discret. Je sais que derrière cette apparence froide se cache une fille exceptionnelle. Et soudain je regrette d'avoir rompu avec elle. Je regrette qu'elle ne soit plus mon amie.

Saskya redresse la tête et me jette un regard sévère :

– Tu comptes nous aider ou tu attends qu'on fasse tout le boulot à ta place ?

Sans me laisser le temps de répondre, elle s'adresse à ses copines :

– Cette fille s'en fout de tout, c'est grave. Elle n'a aucune valeur. On nous a vraiment refilé le boulet de service. Elle ne sert à rien.

Un petit parfum de vengeance plane autour de la table. Je reste concentrée sur la carte du Sahara qui s'étale sur la page. Je voudrais que mon cœur soit aussi aride.

Au fil des années, j'ai acquis la réputation de « briseuse d'amitié ». Selon la rumeur, j'aurais lâchement abandonné Cherry Monford, Rachel Wenz, Saskya Weaver ainsi que toutes celles qui ont eu le malheur de me promouvoir au titre de meilleure amie. Je présentais apparemment certaines qualités qui me valaient d'être promue rapidement à ce titre. Mon côté mystérieux et discret m'attirait autrefois la sympathie des filles.

Elles me disaient « Je t'aime bien » et je me laissais prendre au filet. Pourquoi aurais-je refusé leur amitié ? Je passais de bons moments avec elles, même si je savais que ça ne pouvait pas durer.

Oui, j'ai fait pleurer Valentine dans les allées d'un magasin de vêtements.

Oui, je me suis disputée à en hurler avec Saskya dans un bus.

Oui, je n'ai pas répondu au textos de Lisa pendant tout un été alors qu'elle m'avait offert une semaine de farniente à Virginia Beach, loin de ma famille.

Forget the Night - Autumn & JulianOù les histoires vivent. Découvrez maintenant