Round 1

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Un vendredi soir...
Degré d'oxygénation : 3 sur 10

Oppressée. C'est le mot qui résonne dans chacune des cellules de mon corps. Oppressée par ces murs trop fins pour dissoudre la voix qui marmonne dans la pièce d'à-côté. Il faut que je sorte d'ici. C'est une question de survie. Il faut que je sorte d'ici, sinon je vais devenir folle moi aussi.

Je balaie du regard ma chambre plongée dans une semi-pénombre. L'ampoule a grillé il y a trois jours et ma mère a oublié d'en acheter une nouvelle, bien que je l'aie indiqué en lettres géantes sur la liste de courses placardée sur le frigo. Elle n'a pas juste oublié l'ampoule, elle a fait l'impasse sur la totalité des courses. Sauf l'alcool. Ça, inutile de le noter sur la liste. Heureusement que ce soir je travaillais au Olive Garden où j'ai droit à des pizzas à moitié prix. Si je le pouvais, je retournerais au restaurant et je passerais ma nuit à nettoyer des tables et à remplir des corbeilles à pain. Ce serait toujours mieux que de me retrouver coincée ici.

Seule la lueur d'une bougie éclaire la pièce, ce qui me rend un peu claustrophobe. Je me débarrasse de mon bas de pyjama que je viens à peine d'enfiler et j'attrape mon jeans sur le coin du lit. Il est tellement délavé qu'il paraît presque blanc dans l'obscurité. Puis je fouille à l'aveugle dans ma garde-robe à la recherche d'un haut. Je mets la main sur un débardeur dont j'ignore l'exacte couleur lorsqu'un badaboum fracassant me fait sursauter. Je toise le mur, ce qui est ridicule puisque, Dieu merci, les murs ne sont pas transparents. Sinon je saurais ce qu'il a jeté. Peut-être qu'il ne s'agit même pas d'un objet. Peut-être qu'il s'est jeté lui-même contre le sol. Je ne veux pas le savoir. Je ne veux plus rien savoir. Les détails, c'est ce qu'il y a de pire.

J'approche mon débardeur de la lumière. La bougie me révèle que j'ai choisi un caraco noir bordé de dentelle, sans doute mon haut le plus sexy. Je l'enfile en pensant que, partout dans cette ville, dans d'autres maisons, d'autres filles reproduisent les mêmes gestes que moi. Quoi de plus normal que d'enfiler un haut sexy un vendredi soir, après tout ?

La comparaison, malheureusement, s'arrête là. Ces filles n'ont sans doute pas un frère schizophrène.

Je dissimule le débardeur sous un gilet décontracté à capuche, j'attrape la première paire de chaussures qui me tombe sous la main, j'ouvre la porte comme s'il y avait un incendie et je dévale les escaliers, pieds nus, sans un regard derrière moi. J'ai trop peur qu'il sorte de sa chambre pour m'interpeller. Je sais que je n'aurai pas le courage de partir si je croise son regard chargé de détresse. Je le déteste mais je suis faible face à lui. Difficile de ne pas me rappeler qu'à une époque je l'admirais comme toute petite fille vénère son grand frère. Rayonne encore dans ma mémoire le garçon qu'il était avant que son cerveau ne disjoncte, l'empreinte chaleureuse de mon enfance, cette solidarité fraternelle qui nous liait autrefois. Tous ces souvenirs impérissables m'empêchent de voir en lui un parfait inconnu.

L'air nocturne me saute au visage comme une bouffée d'oxygène ressuscite les poumons d'un plongeur après une longue apnée. Je m'adosse à la voiture pour enfiler mes bottines. Puis je bascule ma tête vers le ciel. Quelques étoiles scintillent. Le soulagement me gonfle la poitrine. Degré d'oxygénation : 5 sur 10.

Je me mets à marcher. Chaque pas qui m'éloigne de ma maison est une libération. Lorsque je sors mon portable de la poche de mon sweat, je respire presque normalement. Je compose le numéro d'appel des secours. Pas le 911, juste le numéro de mon sauveur personnel.

Il a une voix bizarre lorsqu'il décroche, comme si je le dérangeais.

– Je peux venir ? je demande d'une voix où pointe l'urgence.

Ce n'est pas une question, plutôt une façon d'annoncer que je serai chez lui dans dix minutes. Un silence s'installe à l'autre bout de la ligne. Peut-être qu'il était en train de dormir et qu'il a du mal à émerger.

Forget the Night - Autumn & JulianOù les histoires vivent. Découvrez maintenant