Intervalle

1.9K 195 68
                                    

S'il existait une multitude de façons d'être chocamis, il n'existait qu'une seule façon de ne plus l'être : instaurer des frontières, des interdits.

Au début, j'ai pensé qu'il me suffirait d'être patiente. Julian se lassait vite des filles avec lesquelles il sortait. J'aimais penser que c'était parce qu'il ne parvenait pas à créer avec elles la complicité qu'il avait avec moi. Quoi qu'il en soit, je le récupérais toujours au bout du compte et pendant qu'il sortait avec elles, je ne le perdais qu'à moitié.

Ses petites amies n'avaient jamais représenté un danger ni une source de conflit. Elles me faisaient le même effet qu'un petit caillou dans une chaussure : une sensation désagréable qui n'entrave pas la marche pour autant. Je savais que Julian et moi continuerions à avancer dans la même direction, tandis que le petit caillou, à un moment ou à un autre, valserait sur le côté.

J'ai vite compris qu'il n'en serait pas de même avec Carly. L'incident de la canette a constitué un évènement sans précédent qui m'a fait réaliser que cette fille était loin de n'être qu'un petit caillou dans ma chaussure.

C'était un jeudi après-midi somme toute banal. J'étais installée dans le canapé du salon de Julian pour regarder la cérémonie des Grammy Awards en replay. Cela faisait un mois que Carly était entrée dans nos vies, mais jusqu'à ce jour je n'avais pas perçu de différence fondamentale entre elle et les autres. D'après mes statistiques élaborées à partir de ses précédentes relations, leur couple était proche de l'état de péremption. Certes, Julian était resté plusieurs mois avec Covey et Lily, mais Covey et Lily étaient des filles exceptionnelles, je les avais donc écartées de mes calculs. Ses relations non sérieuses ne duraient pas plus d'un mois. Nos retrouvailles pointaient le bout de leur nez comme le rayon de soleil filtrant à travers les stores du salon. Je savais déjà la première chose que je ferais lorsqu'il m'annoncerait leur rupture : je réinstaurerais la journée câlins. J'éprouvais presqu'un soupçon de peine pour Carly qui ne se doutait de rien. Presque.

Julian était assis à l'autre bout du sofa. Ça me démangeait de m'affaler et détendre mes jambes pour les poser sur ses cuisses, mais je prenais mon mal en patience. Bientôt la vie redeviendrait comme avant.

– Tu veux boire quelque chose ? a-t-il demandé pendant la coupure pub.

J'ai acquiescé tout en tendant la main pour qu'il me passe sa canette de soda. Mais il l'a soulevée au-dessus de sa tête. Je me suis mise debout sur le canapé pour l'attraper, pensant qu'il s'agissait d'un jeu. Julian s'est extirpé du canapé et a filé vers la cuisine en lâchant :

– Alors je te sers quoi ?

Sa canette n'était pas vide puisque des gouttelettes avaient jailli lorsqu'il avait tenté de me la soustraire.

– T'as la grippe ou quoi ? l'ai-je interrogé en arrivant dans la cuisine.

– Pas du tout.

Il a sorti du frigo une canette exactement similaire à celle qu'il tenait en main. J'ai plissé les yeux.

– Explique-moi, ai-je dit en refusant la canette qu'il me proposait.

Son embarras commençait à m'inquiéter. Est-ce qu'il souffrait d'une maladie grave et tentait de me le cacher ?

– Je pense que c'est mieux que chacun ait sa propre canette, a-t-il bredouillé.

– Pourquoi ? ai-je insisté d'un ton perplexe et effrayé, tentant de me rappeler quelles maladies mortelles pouvaient se transmettre par la salive.

– Je pense que ce n'est pas correct vis-à-vis de Carly.

Pendant une nanoseconde, je me suis demandé si Carly était une maladie orpheline dont je n'aurais jamais entendu parler. J'étais à mille lieues de comprendre ce qu'il cherchait à me dire. Même lorsque je me suis rappelé qui était Carly, l'énigme de son comportement est demeurée intacte.

– Tu as peur qu'il ne reste plus assez de Sprite pour Carly ? Si ce n'est que ça, je peux prendre un soda aux fruits rouges.

Derrière moi, j'entendais le présentateur annoncer : « Et maintenant accueillons Pharrell Williams pour décerner l'award du meilleur clip vidéo de l'année. » C'était notre catégorie préférée. J'avais envie que nous retournions au salon pour hurler parce que nous n'étions pas d'accord avec le choix du gagnant. Je regrettais d'avoir eu soif. Nous ne parlions presque jamais de Carly à cette époque et le fait qu'il faisait toute une histoire à cause d'elle m'irritait profondément, même si j'étais loin d'imaginer ce qui allait suivre.

– On ne peut pas boire dans la même canette. C'est quand même un échange de salive. Ça me donne l'impression de la tromper.

– T'es pas sérieux ?

Il a haussé les épaules en marmonnant :

– Désolé.

Les cris du public en délire bourdonnaient dans le salon. Julian avait pulvérisé tous les records. Il ne voulait pas qu'on mélange nos salives ? Sa réaction était tellement hardcore que je ne savais pas comment réagir. J'ai repensé à mes statistiques. À cette présupposée date de péremption du couple Julian-Carly. Et je me suis sentie ridicule. Tellement ridicule.

– Tu mériterais de remporter le Grammy Award de la fidélité, ai-je lâché d'un ton sarcastique en attrapant la canette.

Je l'ai décapsulée d'un geste rageur et je suis retournée au salon. Nous avons regardé le show sans échanger le moindre commentaire. Chacun sirotait sa canette remplie du même liquide qui sur ma langue avait le goût de la défaite.

– Est-ce que ça vient de Carly cette idée d'infidélité salivaire ? ai-je demandé en me retenant de hurler : C'est tellement absurde !

– Non, c'est juste ce que je ressens.

– Alors quels sont les autres interdits ? Tu vas faire une crise de panique si je te frôle le bras ? Parce que je pourrais déposer mon ADN sur tes vêtements, tu sais. Et ce serait vraiment grave et incorrect vis-à-vis de ta petite amie.

– N'exagère pas.

– C'est moi qui exagère alors que c'est toi qui refuses qu'on boive dans la même canette ?

– C'est un contact de bouche à bouche, enfin indirectement. Mais c'est un peu comme si je t'embrassais.

J'ai explosé comme une canette de Sprite qu'on aurait trop secouée :

– Mais enfin Julian comment peux-tu comparer le fait de boire dans le même récipient à un baiser ? C'est grave ! C'est bien d'être fidèle, mais à ce point-là, c'est pathologique ! Tu devrais consulter.

– Qu'est-ce que ça peut te faire ? T'as ton Sprite. Qu'est-ce que ça change pour toi ?

Ça change tout, ai-je pensé. Ça veut dire que tu tiens drôlement à elle. Ça veut dire que je ne suis pas prête d'être autorisée à poser mes pieds sur tes cuisses. Ça veut dire qu'il s'écoulera un temps infini avant que tu me prennes à nouveau dans tes bras.

– Ouais, ça ne change pas grand-chose, ai-je admis à contrecœur en terminant mon Sprite-au-goût-d'échec. 

Forget the Night - Autumn & JulianOù les histoires vivent. Découvrez maintenant