Round 6

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Degré d'oxygénation : 3 sur 10

Au fond de ma poche, je trouve une pièce de monnaie. Je la serre comme un bien inestimable et je me relève pour me remettre à marcher. Je suis en ville. Il doit forcément y avoir une cabine téléphonique quelque part. Au bout d'un laps de temps indéterminé, après avoir longé des dizaines d'immeubles couverts de graffitis, je tombe sur une épicerie dont l'enseigne fluorescente clignote comme un cœur qui bat.

À l'intérieur je demande si je peux téléphoner en tendant ma pièce d'un air désespéré. L'homme me toise de haut en bas. Je dois sans doute être maculée de terre. J'amorce un sourire maladroit.

– Vous voulez appeler un portable ou un fixe ?

– Un portable.

Il prend ma pièce de monnaie et me laisse passer de l'autre côté du comptoir en me prévenant que je n'ai droit qu'à vingt secondes.

Lorsque la tonalité se met à résonner, je pense très fort : Réponds. Réponds. S'il te plaît, réponds ! À la quatrième sonnerie, il décroche.

– Allo ?

– Julian ! C'est moi. Est-ce que tu peux venir me chercher ?

– Hein ? Où ça ?

Je réalise que je n'en sais rien. Je demande rapidement au vendeur le nom de sa rue.

– Tilly Milly Street. À Atlanta. Il y a une épicerie avec une enseigne qui clignote. J'attendrai devant.

L'homme tapote sa montre pour me signifier que mon temps est écoulé.

– Mais qu'est-ce qui se passe ? demande Julian d'une voix blasée.

La main burinée s'approche du bouton pour mettre un terme à la conversation. « Si vous voulez parler plus longtemps, il faut payez », me sermonne-t-il.

– Tilly Milly Street. Viens, je t'en supplie.

Après avoir raccroché, je jette un coup d'œil à l'horloge qui domine les bouteilles d'alcool. Quatre heures cinquante. Seulement ?! J'ai l'impression que cela fait des milliers d'années que je suis partie de chez moi.

Lorsque je m'assieds sur les marches de pierre devant le magasin, le soulagement et la fatigue m'assaillent. Je me prends la tête entre les mains et ferme les yeux. Quelques minutes plus tard, l'effleurement d'une fourrure me force à les ouvrir. Un chien hume mon pantalon. Il lève la tête, incline les oreilles et me regarde avec tant d'humanité que j'en suis bouleversée. Je tends la main pour le caresser. Il se laisse faire, puis me lèche la main en retour. Pendant un bref instant, je me sens comprise. Puis il m'abandonne pour aller fouiller les poubelles d'un restaurant chinois.

Les minutes paraissent interminables. Je commence à douter que Julian vienne me chercher. Je me remémore notre conversation et je ne me rappelle pas l'avoir entendu dire « J'arrive » ou « À tout de suite ». Il avait l'air contrarié que je le dérange à nouveau. Est-ce que Julian serait capable de me laisser plantée là ? Si on m'avait posé la question hier, j'aurais répondu non sans la moindre hésitation, mais maintenant je ne sais plus à qui je peux faire confiance. Chaque bruit de moteur, chaque véhicule qui s'engouffre dans la rue est une montée d'espoir aussitôt avortée.

Lorsqu'enfin je reconnais sa voiture, je me lève en éprouvant deux sentiments contradictoires : la reconnaissance et l'appréhension. Je redoute d'affronter son jugement et les questions qu'il pourrait me poser. J'ai peur qu'il me reproche de faire n'importe quoi ; il n'aurait pas tort, mais je ne suis pas prête à l'entendre. J'ouvre la portière et pénètre dans l'habitacle. Il me laisse boucler ma ceinture sans dire un mot. Puis il observe mon visage et marmonne :

Forget the Night - Autumn & JulianOù les histoires vivent. Découvrez maintenant