Round 14

1.8K 196 85
                                    

Degré d'oxygénation : 4 sur 10

Mon objectif de ce samedi : me rendre au Target d'Atlanta pour m'acheter un nouveau téléphone. J'ai tenté de me convaincre que je pouvais m'en passer, mais la réalité m'a rattrapée. Il faut pouvoir appeler les urgences en cas de besoin. Et ce n'est pas Niels qui risque de composer le numéro lui-même, ni ma mère qui égare toujours son portable. J'aimerais aussi téléphoner aux petites annonces pour me trouver un nouveau job. Je pourrais aller dans un magasin à Decatur, mais les prix sont plus intéressants à Atlanta et, surtout, je veux me prouver que je peux le faire.

Dans le bus, je me sens nerveuse. J'ai les mains moites. Une désagréable sensation de déjà-vu. Pourtant ce n'est pas le même chauffeur que vendredi dernier.

Mais ce n'est pas la même Autumn non plus.

Finalement je parviens à activer le mode robot. Mes pieds foulent le bitume, mon corps franchit les barrières antivol, mon regard scanne les prix et repère la meilleure offre, ma main attrape la boîte et l'affaire est réglée.

Ensuite, je décide de faire le tour des boutiques et des restaurants pour voir s'il n'y a pas d'emploi manquant. Je toise les vitrines. En fait, je ne sais pas vraiment ce que je cherche. Je m'égare un peu. Finalement mes pas me conduisent dans le quartier de Little Five Points avec ses fresques de graffiti colorées qui couvrent tous les bâtiments.

Je ne sais pas pourquoi une attirance malsaine m'amène ici. Je lève les yeux vers l'enseigne du Little Trouble. Des gens entrent et sortent en parlant bruyamment. Des rires et des bribes de conversation s'entremêlent, mais parmi toutes ces voix, l'une se distingue nettement. Claire et sensuelle.

« Si tu acceptes de discuter avec moi, je te paye un verre. »

Je frissonne, puis j'inspecte la devanture en pensant : Il n'y a pas de panneau « Danger ». Tu ne pouvais pas savoir. Si ça n'avait pas été toi, ça aurait pu être n'importe laquelle de ces filles. Mon regard s'attarde sur une brune qui embrasse goulûment un garçon sous une fresque de Martin Luther King. Ils sont plaqués contre le mur ; le garçon lui touche les fesses. J'essaie de me convaincre qu'elle aurait fait la même erreur que moi. Mais lorsqu'ils se séparent et que je vois leur expression tendre et amoureuse, leurs mains qui s'unissent, je n'en suis plus certaine.

Je crois que je suis venue ici pour bousculer ma mémoire. J'ai beau me souvenir, je ne sais pas exactement ce qui s'est passé. À quel moment les choses ont-elles basculé ? À quel moment la liberté a-t-elle vacillé ? Est-ce que je savais ce qu'il voulait au moment où je suis montée dans sa voiture ? Ai-je vraiment été naïve au point de ne pas deviner ses intentions ou me suis-je voilé la face ? Des milliers de doutes s'entrechoquent dans ma tête. C'est comme un film dont la voix off n'arrêterait pas de changer. Le scénario reste le même, mais l'interprétation fluctue. Finalement je me dis : Tu as juste couché avec ce type. Ça t'a fait bizarre parce que ce n'était pas Julian. C'est tout.

Je passe mon chemin et pousse la porte du bar à tapas qui se situe juste à côté. J'ai besoin d'un verre d'eau et mon estomac commence à gargouiller. Je suis en train de chercher une table libre lorsque je me fige. Comme un animal pris dans les phares d'une voiture. Au début, je crois que c'est une illusion, que mon cerveau me joue un tour, comme la voix qui a résonné tout à l'heure.

Mais l'émotion qui me submerge ne peut pas être causée par une simple illusion.

Quoi qu'en dise ma raison, mon corps sait que c'est vrai.

Il est là.

Penché au-dessus d'une table de billard, canne à la main, ses yeux rivés avec concentration sur son objectif. Ses cheveux clairs comme la lune. À ses côtés, une fille de son âge. Une femme. Sa silhouette s'imprime à peine sur ma rétine parce que je ne vois que lui. Ce mirage-cauchemar irréel et tellement réel à la fois.

Arquant le bras, il donne un coup sec avec sa canne et j'entends les boules s'entrechoquer. Je devine qu'il a marqué des points à la façon dont il se relève, un sourire suffisant trônant sur son visage d'une beauté sans nom.

C'est alors qu'il regarde dans ma direction et qu'il me remarque. Mon cœur se met à battre dans mes tempes. Nous sommes séparés par une vingtaine de mètres, mais c'est comme si ses yeux se tenaient à quelques millimètres des miens. Ses yeux d'un vert inimitable. Terrifiant.

Il articule quelque chose et je ne sais pas si c'est à moi qu'il s'adresse ou à la fille. Ses lèvres remuent en même temps qu'il me regarde et j'ai l'impression qu'il me dit : « Je t'ai bien eue. » Il glisse un bras autour des hanches de sa copine, tout en continuant à me fixer, à me narguer.

Maintenant je sais que cette nuit cauchemardesque a vraiment eu lieu. Parce qu'il le sait, lui aussi.

Maintenant je me sens vraiment brisée.

Bousillée.

Humiliée.

Une douleur inhumaine me prend au cœur, mais je suis incapable de bouger. Encore une fois il m'a transformée en statue. Je continue à le dévisager, comme hypnotisée, en murmurant à ma mémoire : Souviens-toi de ce regard. C'est ce regard qui t'a piégée.

Je ne sais pas combien de temps dure ce face-à-face. Une éternité pour moi, une poignée de secondes probablement pour lui. Je reste plantée là, le souffle coupé, la gorge sèche, jusqu'à ce qu'il tourne la tête pour reprendre sa partie. La fille se courbe au-dessus de la table de billard, tandis qu'il plaque son torse contre son dos pour lui montrer comment diriger la canne. Je me demande comment il la traite. Je me demande si elle sait à qui elle a affaire. À voir la façon dont elle accueille cette étreinte, cet air joyeux qui s'épanouit sur son visage, je me doute qu'elle ne sait rien. Qu'avec elle il est différent. Pour le moment tout du moins.

Juste avant de m'enfuir, je le vois sourire, un petit sourire satisfait qu'il semble s'adresser à lui-même, comme s'il se remémorait quelque chose.

Maintenant je le hais.

___________________

Est-ce que vous vous attendiez à revoir surgir Sebastian ou est-ce que vous avez été aussi surpris/choqué qu'Autumn ?

Forget the Night - Autumn & JulianOù les histoires vivent. Découvrez maintenant