Partition 23

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Des centaines de petites lumières lévitent dans les rues de Decatur. Nous sommes perdus dans la foule, moi sous mon parapluie à néons, Julian sous son chapeau haut-de-forme couvert de papillons. Devant nous, des lanternes chinoises, un toucan, un rhinocéros et des bonhommes en chemise de nuit colorées chancellent au rythme des pas de ceux qui les soutiennent. J'essaye d'imaginer à quoi je dois ressembler vue du ciel. Juste une petite lumière parmi d'autres.

Un sourire que je sais éphémère s'obstine à illuminer mon visage depuis le début de la parade. Je sais que les gens qui croisent mon regard sont à mille lieues d'imaginer ce qui se passe dans ma tête, ce que mon corps a vécu, à quel point c'est miraculeux pour moi de respirer cet air nocturne sans me sentir oppressée, de célébrer la Nuit au son des tambours et des trompettes en esquissant de petits pas de danses. Ce soir, la Nuit rayonne. Ce soir mon cœur pardonne. Non pas à Sebastian, mais à tous ceux contre qui j'ai pu diriger ma haine. Carly, Julian, Niels, ma mère, moi-même.

Je sors mon portable pour nous prendre en photo. J'immortalise nos sourires avant qu'ils ne s'éteignent.

La parade se termine par un rassemblement dans le square. On achète des hot-dogs au Food truck qu'on mange près de l'orchestre, puis on se trouve un coin dans l'herbe un peu à l'écart. Julian enlève son chapeau.

– Alors est-ce que tu as réfléchi ?

Je pose ma tête dans l'herbe en cherchant les étoiles, mais je ne les trouve pas. Je crois qu'une tempête est prévue pour demain. Des nuages de pluie sont probablement en train de se former. Je tourne la tête vers Julian et ses cheveux me le confirment. Plusieurs petits épis tire-bouchonnent au sommet de son crâne. Je tends une main pour les aplatir.

– On a de la chance que la tempête n'ait pas eu lieu ce soir, je lui fais remarquer. Ça aurait été dommage de manquer ça.

Il hoche la tête, mais je vois bien qu'il m'écoute à peine. Il attend ma réponse. Je rassemble mon courage avant de lâcher :

– Oui, j'ai bien réfléchi et je ne veux pas être ta petite amie.

Le choc et la déception s'insinuent dans son regard.

– Pourquoi ? me demande-t-il et j'ai l'impression qu'il se sent trahi, ou peut-être est-ce juste son ego qui accuse le coup.

– Ce serait mieux de rentrer et d'en parler chez toi.

Je désigne le square où le bruit des tambours et des saxophones se mêle aux éclats de rire. Les lumières commencent à se disperser ; les enfants rentrent chez eux, comblés. Ma bonne humeur et mes certitudes se dispersent elles aussi.

Julian termine la canette qu'on vient de partager, puis s'en va la jeter dans une poubelle.

À peine rentrés, le père de Julian m'intercepte et me propose d'aller discuter dans son bureau. Je lui ai exposé les faits la veille et il m'a promis de faire son possible pour que Niels sorte de prison. Julian me fait signe qu'il m'attend dans sa chambre. Son visage est toujours aussi fermé. Je le regarde s'éloigner avec un petit pincement au cœur.

C'est dans un état d'esprit assez pessimiste que je m'installe face au père de Julian. Il m'a déjà prévenue que beaucoup d'hôpitaux psychiatriques avaient fermés ces dernières décennies et que la prison était devenue une sorte d'hôpital par défaut pour les schizophrènes. On pourrait croire qu'avec le temps le cœur s'habitue à encaisser les mauvaises nouvelles. Mais, en vérité, on a beau se blinder, on ne sait jamais comment on va réagir. L'armure n'est jamais infaillible.

– J'ai dû prendre quelques renseignements, commence-t-il en sortant des documents d'un tiroir. Je suis dans le droit des affaires, je n'ai pas l'habitude de m'occuper de ce genre de cas. J'ai contacté NAMI, l'alliance nationale pour la santé mentale, et finalement c'est plutôt une bonne chose que Niels ait été arrêté.

– Ah vraiment ? je réplique en tentant de ne pas paraître trop sarcastique.

J'ai trop de respect pour cet homme pour me montrer impolie, mais je le trouve tout de même assez culotté de me dire une chose pareille.

– Je sais que ça peut paraître bizarre, m'explique-t-il, mais il existe un tribunal de la santé mentale. C'est différent d'un tribunal pénal. J'ai déjà donné un coup de fil au procureur qui a accepté que Niels soit jugé par ce type de tribunal. Si on parvient à prouver que les faits qui lui sont reprochés sont dus à un arrêt de son traitement médicamenteux, il n'ira pas en prison.

Je ne sais pas pourquoi cette annonce ne me soulage pas autant que je l'aurais pensé.

– D'accord, mais qu'est-ce qui va se passer ? Il va être relâché et après ? Comment je suis censée l'empêcher de recommencer ?

Il me couve d'un regard bienveillant. Le genre de regard qui autrefois me donnait l'impression d'être un petit chiot abandonné qui méritait d'être protégé.

– Ça reste un tribunal. Il aura une sanction. Ce qu'on va tenter d'obtenir, c'est une condamnation à une obligation de traitement ambulatoire. C'est-à-dire qu'il sera obligé de voir un psychiatre et qu'un travailleur social viendra surveiller qu'il prend bien ses médicaments. Ce ne serait pas une mauvaise chose, non ? Lorsque ton frère prend ses médicaments, il redevient à peu près normal.

Je hoche la tête.

– Alors je crois qu'une telle condamnation est la meilleure chose qu'on puisse lui souhaiter. Vu qu'il n'a plus de couverture médicale, c'est sa seule chance de se faire soigner. C'est dommage de devoir en arriver à commettre des délits pour être pris en charge par l'état, mais c'est le système qui veut ça. Evidemment, il faudra que ton frère coopère un minimum. S'il refuse de prendre ses médicaments, il sera interné de force.

– Et combien de temps va durer cette obligation de traitement ?

– Un an. Mais peut-être que si ton frère prend ses médicaments et qu'il redevient net dans sa tête, il n'aura plus envie de les arrêter. Il y a même un programme de réinsertion par le travail ainsi que des résidences communautaires au cas où la cohabitation avec ta mère deviendrait trop difficile.

Je l'interromps pour lui livrer le fond de ma pensée.

– Vous voulez que je sois honnête avec vous ? C'est rassurant, mais à mon avis, c'est une solution temporaire. Niels est un problème sans fin. Il va prendre ses médicaments pendant un an et après... Je doute que tout puisse s'arranger aussi facilement.

– C'est possible, reconnaît-il avec une moue chagrinée. Certains s'en sortent grâce à ce type de programme, d'autres finissent à la rue. Il n'y a pas de garantie, mais au moins on aura essayé. Je vais te laisser quelques numéros d'associations pour ta mère. Elle pourra obtenir un soutien psychologique et des conseils s'il y a le moindre problème avec Niels.

Il me tend plusieurs papiers.

– Mais toi tu vas construire ta vie de ton côté. Il est temps de penser à toi. Tu ne peux rien faire de plus. Le reste du chemin, c'est à eux de le parcourir.

Ses paroles font écho à ce rêve où je tente de sauver ma famille, mais où finalement je comprends qu'il n'y a que deux choix possibles : couler avec eux ou sauver ma peau.

Et, tout à coup, le choix que je dois faire me paraît évident.

Forget the Night - Autumn & JulianOù les histoires vivent. Découvrez maintenant