Round 11

1.9K 199 74
                                    

Degré d'oxygénation : 5 sur 10

En traversant la rue, je jette un regard nostalgique à la maison qui était la mienne, la maison de mon père. Ma mère l'a vendue lorsque j'avais dix ans, car nous avions besoin d'argent. Elle a troqué cette belle demeure contre une maison envahie par l'humidité, dont personne n'aurait voulu à part une famille aussi désespérée que la nôtre.

Je marche au ralenti avec la sensation que je n'arriverai jamais chez moi. De toute façon, ça fait longtemps que ce n'est plus chez-moi. Cela l'a-t-il jamais été ? La source, voilà ce que signifie chez-soi pour la plupart des gens. Un endroit où l'on vient se ressourcer. Si ma maison est une source, c'est uniquement celle de mon mal-être. Ma source est polluée.

La porte est toujours ouverte quand je rentre. C'est quand même incroyable que, malgré ses crises de parano, Niels ne se soucie jamais de vérifier si la porte est fermée. Dans la cuisine, je me sers un verre d'eau. Les ronflements de ma mère me parviennent depuis le salon. J'ignore où se trouve Niels, mais quelque chose me dit que je ne vais pas tarder à le savoir.

J'attrape un paquet de gressins et je monte les escaliers. Au bout de quatre marches, la musique m'apporte la réponse. Il est là. Arrivée sur le palier, je constate qu'il y a trois entailles dans sa porte. Je suis tellement blasée que ça ne me fait pas plus d'effet que s'il s'agissait de crottes de mouche. Je me réfugie dans ma chambre à moitié oxygénée.

Je m'assieds par terre et je regarde les murs puis le plafond en pensant : Voilà, c'est ici que tu passeras toutes tes nuits désormais. L'idée de rester dans cette pièce chaque nuit de chaque jour de chaque semaine de chaque mois de chaque année me paraît insupportable. Mais je n'ai plus le choix maintenant que j'ai réalisé que n'importe où ailleurs que chez moi pouvait aussi être un enfer.

Je continue d'en vouloir à Julian et à Carly, de les tenir pour responsables de tout ce qui est arrivé. Un concert de reproches tonitrue dans ma tête. Bizarrement, je n'éprouve pas de haine envers Sebastian. On ne peut pas se sentir trahie par quelqu'un qu'on connaît à peine. Et puis si je commence à penser à Sebastian, si je commence à lui en vouloir, alors c'est moi que je me mettrais à détester. Parce que je l'ai trouvé beau. Parce que je l'ai embrassé la première. Parce que j'ai dit : « Oui, chez toi, c'est bien. »

Non, je ne dois pas penser à Sebastian.

Je croque dans un gressin et je me rappelle subitement que je devrais être en train de travailler au Olive Garden en ce moment. J'ai probablement perdu mon job. Le patron m'a déjà signifié qu'il avait une pile de CV dans son tiroir qu'il n'hésiterait pas à utiliser en cas de faux pas. Je renonce à lui téléphoner pour inventer une excuse. Je n'ai plus le courage de parler à qui que ce soit.

Brusquement je me lève et je m'installe à mon bureau pour allumer mon ordinateur. Je ne sais pas pourquoi j'éprouve soudain le besoin de terminer le devoir d'anglais que j'ai commencé vendredi. Lorsque je place le curseur à côté du dernier mot, c'est comme si j'effaçais tout ce qui s'était passé entre hier et aujourd'hui, comme si je reprenais ma vie là où elle en était. Si j'obtiens une bonne note, cela me prouvera que rien de dramatique n'a eu lieu.

J'ai à peine écrit trois lignes que mon regard dévie vers la photo accrochée au mur.

Un selfie de Julian et moi à l'époque chocamis. Nos deux têtes collées l'une contre l'autre. Mes cheveux sur son torse. Ses cheveux sur mon front. C'était au Music Midtown festival d'Atlanta. J'ai un haut-le-cœur en voyant cette fille. Je contemple atterrée son débardeur, son maquillage, son sourire outrageant. Mais je suis surtout choquée par son regard. Là, dans ses yeux, une petite étincelle de fierté, de bonheur ou de je ne sais quoi. Une horrible petite étincelle.

Je décolle la photo du mur en pensant : Ça c'était toi. Maintenant, c'est fini. Tu ne croiseras plus jamais ce regard-là. Maintenant, c'est fini.

Je range la photo dans mon tiroir et je reprends mon devoir.

Je ne pleure toujours pas.

Forget the Night - Autumn & JulianOù les histoires vivent. Découvrez maintenant