Changer les rôles ( Marinus )

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11 mai 1945, Berlin, Brandenburg, Allemagne.

Avant qu'on parte de ce maudit endroit à Varna, j'ai récupéré la croix chrétienne que Leyers avait perdu en mourant. Je l'ai récupéré car je l'ai vue, étendue elle aussi dans le sol, je l'ai lavé et depuis je la porte. Cette croix avait tellement d'importance aux yeux de mon fils... Je la lui garderai jusqu'à ma propre mort.

Cela fait maintenant quatre jours que nous roulons depuis les champs de bataille de Varna, quatre jours qui me paraissent des mois et des années lumières. Je compte les jours, les heures, les minutes et les secondes qui me séparent du sol que j'ai tant chéri et appris à aimer. L'Allemagne me manque, nous avons vu dans un quotidien d'une guinguette à Varsovie que le Fürher est mort, que l'armistice a été signé le 8 du même mois, alors enfin on va pouvoir retrouver le vrai pays qui nous a vu grandir. J'ai hâte.
Bien que la plupart des soldats restent muets, morts de l'intérieur, je sens qu'ils sont heureux de rentrer au pays eux aussi. Malgré cette joie... Les provisions manquent énormément, il nous en resterait pour deux ou trois personnes, et nous sommes une trentaine. On maigrit tous, et on se force à partager en trente parts microscopiques pour chacun. Je doute que certains arrivent en Allemagne sans être mort de faim, contre toute la bonne volonté du monde. Quelle triste fin ce serait... Mourir lentement de faim sur le chemin du retour, alors qu'on a survécu aux pires horreurs en URSS.

Le silence fait rage à l'intérieur des tanks, la plupart des jeunes soldats ont les yeux rivés sur les photos de leur femmes et enfants, les plus vieux comme moi restent contre les dossiers, les yeux se révulsant de fatigue. On n'en peut plus, mais on ne peut pas dormir. Je ne veux pas dormir avant d'être hors de toute cette histoire. À quoi cela rimerait de se reposer ? Fermer les yeux, je reverrai en boucle Leyers hurlant de souffrance face à la mort, je reverrai son sang s'imprégner sur mes doigts, ses beaux yeux verts émeraude s'éteindre en souriant vers moi. Alors je ne veux pas fermer l'œil. Jusqu'à ce que je sois en Allemagne.

《 Marinus ?
- Oui Klaus ? 》

Mon fils s'est installé à côté de moi, se grattant sa brûlure à la joue.

《 Gratte pas ça va s'infecter.
- C'est infecté depuis un bon moment.
- Je t'offrirai les soins nécessaires en arrivant en Allemagne. 》

Il m'a souri, ce genre de sourire forcé qui arrache l'âme d'un sentiment d'obligation de renoncer à tout ce que l'on avait avant, pour retourner à la normalité d'une vie oubliée et tuée par des mœurs d'injustice.

《 Marinus où est-ce que vous irez quand nous arriverons en Allemagne ?
- Je n'en sais rien. Cela dépend de la situation qui nous attend là-bas.
- D'accord oui.
- Et toi Klaus ?
- Je me battrai pour retrouver et ramener Eliza et Saskia.
- Tu y arriveras je n'en doute pas.
- Marinus, ne vivez pas dans le passé en revenant au pays. Avancez et tirez un trait sur tout ça.
- Tu voudrais que je tire un trait sur ta mère, sur la vie qu'on a vécu tous les trois, sur ma relation avec Leyers ?
- Non... mais je vous connais. Le passé vous mange de l'intérieur, ne redevenez pas cet homme rempli de haine, aigri, et manipulateur que vous étiez.
- Non ne t'inquiètes pas. Je vais devoir aller en France une fois passé en Allemagne.
- Mais êtes-vous sérieux ? Vous savez la France nous hait, comme on haïssait les juifs ils nous haïssent maintenant.
- Je dois y aller Nikolaus, que tu le veuilles ou non j'irai. Pour Leyers.
- Je me doute oui. 》

Il est reparti, légèrement énervé. Que Klaus comprenne ou non, rien ne m'empêchera de tenir ma promesse pour Leyers. J'irai voir Eve, je la chercherai et je la retrouverai peu importe combien de temps cela prendra. Je mettrai cette pauvre femme en sécurité pour mon fils. Elle mérite d'être en sécurité, même si Leyers ne fait plus partie de ce monde, je ne veux pas me dire qu'il aurait pu connaître le même type de deuil que j'ai connu.
Ce deuil là, le deuil d'une femme aimée... Ce type de souffrance ne guérit jamais, ça te ronge pendant des années, sans s'arrêter, la blessure grandit, plus elle grandit plus tu culpabilises de ne rien avoir fait avant qu'il ne soit trop tard. Tu te poses la question car la mort te prive de cet être qui t'a rendu la joie de vivre. On voit plus ses beaux yeux, on n'a plus le plaisir d'admirer son sourire radieux, de goûter aux courbes chaleureuses de la physionomie féminine. Qu'est-ce que l'Homme sans la Femme ?

Programmés pour tuerWhere stories live. Discover now