Lui résister ( Eve )

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16 janvier 1943, Saint Nazaire de Ladarez, Hérault, Languedoc-Roussillon, France.

Depuis quelques heures, je cuisine un grand festin. Je prépare un plat stéréotypement français pour l'arrivée de l'allemand chez moi, ce n'est pas parce que c'est un Boche que je vais oublier ma culture tout de même.
Je concocte un bœuf bourguignon avec la recette à ma pauvre grand-mère Margot, morte pendant la 1ère Guerre. Elle était infirmière dans les tranchées de Verdun, ce sont les Boches qui ont bombardé son local. En dessert, j'ai fait moi-même un plateau de fromage garni avec une tarte aux pommes. Grâce à mon acte de sauvetage avec Hans Leyers, j'ai des rations en plus. Bon, c'est peut-être qu'une impression après tout. Je suis paranoïaque.

Mon nouveau colocataire doit arriver d'une minute à l'autre.
J'ai vraiment peur de le voir, en face de moi. Je suis littéralement effrayée de devoir le voir manger dans mes assiettes et couverts, dormir dans les draps de ma mère, utiliser la douche, le voir du coin de l'œil innocent retirer son uniforme si bien cousue.

19h40.
Trois coups incroyablement puissants s'abattent sur la porte en bois massif. C'est lui. C'est l'allemand. Les jambes tremblotantes, le cœur soudainement arrêté, je peine à avancer vers la porte, le bras tendu vers la poignée.
J'ai ouvert. Il s'avance vers moi.
J'ai observé l'individu. Il est grand, avec une carrure très imposante et carrée, son uniforme noire est limite trop petite. A la vue de ses médailles, il doit être sous officier. L'homme, avec cette élégance de garçon fougueux et passionné, retire son képi en signe de politesse, puis passe sa main veineuse dans sa chevelure épaisse couleur bois en un geste charmant. Lorsque cet individu a levé les yeux vers moi, je suis restée pétrifiée sur place. Ce regard vert émeraude, ce regard profond et intense qui se pose sur moi. C'est Hans Leyers. Face à moi. Là. C'est lui que je vais avoir sous mon toit. Je continue de l'observer dans les moindres détails.
Il a la mâchoire serrée, je peux apercevoir sa pomme d'Adam glisser en me voyant, ainsi que ses lèvres suaves et symétriques s'apprêtant à dire quelque chose.
J'ai tenté d'ignorer l'effet dégoûtant que Leyers me produit, cette attirance morbide qui est presque irréfutable. Je suis attirée par l'allemand mais pas dans le sens sentimentaliste du terme, je suis attirée car c'est l'Ennemi. Je suis attirée car je dois l'éliminer. Et il doit m'éliminer également.
Son regard n'est plus le même que quand nous étions sortis ramasser des coquelicots. Là... Ses yeux me jugent, me déshabillent. Je suis maintenant qu'une française comme les autres qu'il souhaiterait écraser avec la semelle de sa botte en cuir.

Dans un silence assourdissant, avec un sourire poli, je lui ai fait signe d'entrer. Il détourne son regard du mien, avec une telle indifférence que même pour un Boche c'en est vexant.
Je lui ai dit les quatre vérités en face ce doit être pour ça, le sous officier est vexé, et comme tout bon allemand, il va m'ignorer. Il va me considérer comme son inférieure, une moins que rien car je ne suis pas ses désirs.

《 Voulez-vous manger ?
- Qu'avez-vous préparé ?
- Du bœuf bourguignon avec du fromage et une tarte aux pommes.
- D'accord. Ajoutez moi beaucoup de sel s'il vous plaît.
- D'accord. 》

J'ai obéi, je n'ai pas le choix que d'obéir honnêtement. Je ne sais pas ce que je ferai si il venait à découvrir mon grand-père handicapé allongé dans son lit... Si je m'opposais à lui, il n'hésiterait pas à s'en prendre à mon Papi. Ils détestent les handicapés, pour eux ce sont des gens incapables et inutiles au bon fonctionnement de la race aryenne.
Je suis revenue vers Hans, le regardant installé comme s'il était chez lui sur la chaise en bois.

Il a déjà pris ses aises ce fumier de Boche...

J'ai posé l'assiette devant lui en lui souhaitant un bon appétit. Je me suis assise en face. Sans rien dire. Pendant de longues minutes, un silence de plomb s'est abattu.

Programmés pour tuerWhere stories live. Discover now