Chapitre 2 - John Lovelace

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Londres

26 Mai

L'homme d'une quarantaine d'années traversait d'un pas décidé les couloirs de LaceCorp, la compagnie pharmaceutique dont il était le président-directeur général.

La grande tour blanche dans la Cité de Londres abritait évidemment les bureaux administratifs et marketing de la société. Toutefois, s'y trouvaient également le laboratoire de recherche, en sous-sol, et les cabinets de divers professionnels de santé dont John Lovelace lui-même finançait les frais, à la condition qu'ils exerçaient sur place.

Ainsi, en quelques années, l'entreprise des Lovelace était devenue l'un des pôles médicaux les plus complets de la capitale. John n'avait en revanche pas accompli le quart de ce qu'il imaginait pour l'héritage de cette famille de médecins de laquelle il était issu.

Après avoir gravi quelques marches et poussé quelques portes, le propriétaire des lieux atteignit son bureau où son rendez-vous le rejoindrait bientôt. Il s'installa confortablement dans son fauteuil en cuir et se mit en quête d'un dossier en particulier au milieu de la montagne de paperasse qui menaçait de s'effondrer en une tempête de feuilles volantes. Devant ses vains efforts, l'homme passa une main dans ses cheveux argentés avant l'âge et sa barbe impeccablement taillée. Il jura avant de finalement tomber sur la fameuse chemise cartonnée, parfaitement au hasard. Il ne put s'empêcher de râler, pour lui-même :

— Il faut vraiment que je me retrouve une secrétaire !

Trois coups frappés à la porte le rappelèrent à la réalité : la patiente du cancérologue travaillant à LaceCorp venait d'arriver. Il se racla la gorge, se redressa et ouvrit à la jeune femme qui attendait devant son bureau. Elle releva timidement ses yeux noisette vers le directeur qui lui offrit un sourire chaleureux, purement commercial. De son bras tendu, il invita la malade à s'asseoir sur l'un des fauteuils en cuir confortables à disposition.

Une fois installée, Jane, de son prénom, posa ses mains à plat sur ses cuisses, son regard se perdait dans le vide. John prit place face à elle et observa un moment son teint livide et ses traits tirés. Il reconnut en cette femme la pâle coquille en laquelle il s'était transformé lorsqu'on lui avait annoncé son cancer métastasé.

Comment continuer à profiter pleinement de la vie lorsqu'on vous apprend subitement qu'il ne vous reste que quelques mois ou semaines à vivre ? John avait été frappé par l'absence, lui aussi. Il s'était retiré dans son propre esprit, errant derrière les murailles qu'il s'était bâties intérieurement.

L'homme s'extirpa de ses pensées et reporta son attention sur la patiente, dont le visage demeurait vide de toute expression. La voix caverneuse de John la fit sursauter :

— Vous vous demandez peut-être ce que vous faites ici, je vais aller droit au but : vous n'êtes pas condamnée.

Les yeux de la jeune femme brillèrent un bref instant d'une lueur d'espoir que le quadragénaire trouva magnifique. Elle serra le tissu de sa jupe longue entre ses doigts fins et planta cette fois avec détermination ses iris dans celles bleu acier du PDG. John lui adressa un sourire satisfait avant de sortir une boîte fabriquée dans de l'acajou. Lorsqu'il ouvrit l'écrin, une fiole remplie d'un liquide translucide y était délicatement conservée, bordée par du velours.

La patiente fronça les sourcils puis lui lança un regard curieux et méfiant. La malade avait imaginé une erreur de diagnostic, quelque chose de plus concret qu'un tube à essai.

Le dirigeant de LaceCorp poursuivit ses explications, certain d'avoir obtenu l'attention de son interlocutrice :

— Ça vous paraîtra probablement fou, mais prenez le temps d'y réfléchir, Jane, je vous en conjure. La lycanthropie peut vous sauver la vie.

La femme frissonna à l'entente de son prénom, puis une seconde fois, lorsque le mot lycanthropie fut prononcé. Une solution, certes, toutefois illégale, et certainement très coûteuse. Si la société tolérait les lycans natifs, elle condamnait les humains qui souhaitaient en devenir un.

La patiente afficha une mine déconfite. Ses lèvres sèches s'entrouvrirent enfin. La voix de Jane brisa le silence du bureau, résignée :

— J'imagine que c'est un traitement miraculeux qui est bien au-delà de mes moyens ?

L'aigreur dans son ton frappa John qui leva les mains, comme pour plaider son innocence :

— Non ! Il ne vous coûtera rien, vous avez ma parole.

— Je suis mourante, pas idiote !

John n'insista pas plus. Il fallait le temps de se faire à l'idée. Il comprenait tout à fait la méfiance de Jane : en ce monde où le profit fait loi, il est difficile de trouver quelque chose d'efficace ET gratuit. Il jura à Jane qu'un accompagnement lui serait apporté dans sa démarche si elle se décidait et il la ramena jusqu'à la porte de son bureau après de plus amples explications.

Jane n'ignorait cependant pas que le taux de réussite ne demeurait que peu engageant, John n'avait pas réfuté ce point. D'autant plus que de nombreuses histoires sur les transformations clandestines traînaient dans les ruelles de Londres. Toutes plus farfelues les unes que les autres. En revanche, elles se rejoignaient sur deux choses : les souffrances abominables que la métamorphose causait, et l'issue mortelle dans la plupart des cas.

John Lovelace s'installa à nouveau derrière son bureau dans son siège de cuir. Les coudes posés sur le bois luxueux du meuble, il pressa son menton barbu sur ses doigts entremêlés, pensif. Il avait besoin de volontaires pour améliorer le traitement, le rendre plus humain, ironiquement. C'était l'unique solution pour parvenir à faire valider son projet déjà refusé deux fois.

Proposer cette solution à des cas désespérés comme des patients dont le pronostic vital était plus qu'engagé était le seul moyen qu'il avait trouvé pour atteindre son but. Certains mourraient, mais ils étaient condamnés, de toute manière. D'autres, aussi chanceux et battants que lui, arrivaient à renaître. Ils gagnaient le droit de vivre à nouveau sans la peur du lendemain, sans la terreur de voir le temps s'égrener.

Il se remémora son état, à l'époque. Il prit sa joue en coupe dans sa main et vint caresser distraitement la pomme verte qui était posée là, brillante et appétissante. Sa transformation n'avait pas été sans douleur, mais il vivait et s'intégrait à la société. Hormis sa famille et sa meute, personne ne savait. Son mentor était un homme d'exception. Gulliver l'avait sorti de son mutisme et de la dépression alors qu'il se laissait mourir sous le regard impuissant de sa bien-aimée et de sa fillette de quatre ans.

Toujours en caressant la pomme, il appuya sur l'un des nombreux boutons de son téléphone de bureau. La voix suave de Jared lui parvint aux oreilles :

— Oui, John ?

— Suis-la, je la soupçonne d'aller nous dénoncer. Repropose-lui éventuellement d'accepter le traitement.

— Qu'est-ce que je fais d'elle si elle refuse ?

John resta un moment silencieux alors que son esprit vagabondait dans les méandres du passé. L'image de Gulliver retrouvé mort dans son salon demeurait imprimée sous ses paupières et ne le quittait jamais réellement. Maudits chasseurs. La colère envahissait son être et ses ongles s'étaient plantés sauvagement dans la pomme dont le jus gouttait sur le plateau de bois noble du meuble quand la voix de Jared l'extirpa de son absence :

— John ? Qu'est-ce que je fais si elle cherche à nous dénoncer ?

— Elle n'a plus que quelques mois devant elle, de toute manière... et son cancer la fera souffrir le martyre. Abrège ses tourments.

— Ça sera fait.

Jared raccrocha, laissant seul John dans son grand bureau faussement chaleureux. L'homme de quarante-huit ans tourna son regard vers la fenêtre. La pluie rendait le quartier des affaires de Londres plus déprimant, même au mois de mai. John, toutefois, ne pouvait s'empêcher de sourire et ses yeux brillaient d'un éclat argenté inquiétant.

La pleine lune étaitprévue pour ce soir. Il y avait encore beaucoup à faire. À commencer parrécupérer sa fille, Lottie, et retrouver Richard Wentworth, un ami de longuedate, à son domaine dans le Yorkshire.

L'Héritage du Chasseur : Le Loup parmi nous.Where stories live. Discover now