Chapitre 1 - Archibald Wentworth

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Barnsley

L'année précédente, le 26 Mai

Combien de temps encore, toute cette mascarade allait-elle durer ? Combien d'années ? Jusqu'à quand devrait-il poursuivre les fantasmes de son père ? Archibald pressa ses lèvres charnues l'une contre l'autre, contrarié. Le jeune homme, affalé dans l'herbe tendre, observait les nuages épars qui se reflétaient dans son regard.

Il leva un bras vers le ciel, les doigts ouverts comme s'il tentait d'en attraper un. Un sourire narquois se peignit sur son visage alors qu'il comparait son existence à ce simple geste. Ses aspirations personnelles n'étaient que des chimères, après lesquelles il courrait désespérément. Il ne pouvait saisir dans sa main le nuage cotonneux, tout comme il lui était impossible de vivre comme il l'entendait.

Ses iris du vert si particulier des Wentworth glissèrent le long de sa peau pâle, parsemée d'éphélides. Le monde était malade ; il ne tournait pas rond. La société viciée par le pouvoir et les ambitions se dévorait elle-même. L'avarice des Hommes ne connaissait aucune limite et répandait son venin partout. Les grands de ce monde n'étaient que des enfants qui avaient oublié de mûrir. Ils avaient vieilli, pris de la hauteur, mais refusaient leurs responsabilités qu'ils piétinaient sans même un remord.

Aujourd'hui, les puissants s'illustraient par cette volonté d'écraser une force qu'ils jugeaient contre nature. Les vampires et les lycanthropes s'étaient mêlés à la société humaine et décadente après de longues années de guerre entre les deux prédateurs.

Imaginer qu'il s'agissait là des seules créatures paranormales qui partageaient ce monde ressemblait davantage à de la mauvaise foi que de la naïveté.

Sa famille, comme d'autres, avait été chargée de protéger les civils, souvent victimes collatérales des conflits entre ces créatures. Autrefois, ce rôle pouvait paraître justifié. Aujourd'hui, en temps de paix, Archie n'y voyait pas grand intérêt. Dans la majorité des cas, les chasseurs se contentaient d'éliminer les êtres surnaturels qui ne respectaient pas les lois, arbitraires, que des dirigeants humains leur imposaient.

Archibald, futur héritier du titre de Baron Wentworth, était un chasseur novice qui aspirait à tout, sauf ce pseudoprestige affublé à ceux de son rang. Poursuivre une vie ordinaire lui était toutefois interdit, et inaccessible. Il vivait la situation comme une injustice de plus. Ses rêves d'enfant avaient été les mêmes que les autres : devenir pompier, ou rockstar... faute de mieux, il allait suivre les traces de son père, illustre chasseur : rigide, froid, exigeant...

Son bras retomba mollement dans la pelouse du domaine alors qu'il entendait sa mère l'appeler, inquiète. Après un coup d'œil à la montre hors de prix qui habillait son poignet, le jeune homme comprit qu'elle devait le chercher depuis une bonne heure, déjà.

Disparaître était l'une des compétences dont il avait le secret. Petit, Archie demeurait le maître du cache-cache. Cela n'avait pas beaucoup changé, depuis. Mais c'était tout naturel, puisqu'il était l'Héritier.

Son épiderme frissonna à cette pensée. Cela faisait quelque temps, désormais, qu'il n'avait plus perçu la voix dans sa tête. Il avait bien cru devenir fou, la première fois. Quelque chose vivait à l'intérieur de lui, et, depuis qu'Archibald s'en était rendu compte, ce qui lui paraissait étrange prenait tout son sens.

Sa langue claqua à son palais tandis qu'il revint au moment présent : il n'avait pas envie d'y penser. Pas aujourd'hui, alors que les doux rayons du soleil britannique de mai réchauffaient sa peau tachetée. Pas aujourd'hui, alors qu'il n'aspirait qu'à fuir ses responsabilités comme tant d'autres se le permettaient. Pas maintenant que la voix fluette de sa mère s'éloignait et qu'il remportait sa matinée de liberté tant convoitée.

Son père serait furieux. À dire vrai, cela lui importait peu. Richard Wentworth trouvait toujours un prétexte pour passer sa colère sur lui. Prétendre que leur relation était mauvaise sonnait comme un euphémisme ; ils se détestaient. Pour être plus précis : leur lien s'était tant dégradé à force de temps et de dispute qu'il était rompu. L'équilibre familial ne tenait qu'à un fil : celui de Rachel, qui menait les siens à la baguette dès lors qu'il ne s'agissait pas du business de son époux.

Le jeune homme ferma doucement les yeux en inspirant profondément l'air pur qui entourait ce château perdu en pleine campagne du sud du Yorkshire. La ville la plus proche, Barnsley, comptabilisait un peu plus de 70 000 habitants. Les enfants Wentworth n'y mettaient que peu les pieds, hormis Chastity qui y poursuivait ses études et, de fait, les rares fois où ses deux frères en profitaient pour aller la récupérer après les cours.

Tout élément qui pouvait perturber l'éducation stricte et rigide que le patriarche prodiguait à ses deux fils était banni. Richard Wentworth souhaitait un contrôle absolu sur la vie de sa progéniture. Pour leur propre bien. Son père n'avait pas été toujours aussi sévère, plus les années s'écoulaient, pire il devenait. À croire que le poids des années alourdissait inexorablement sa paranoïa déjà bien installée.

L'Héritier ne parvenait pas à se détendre. Son corps ne tenait pas en place et ne cessait de s'agiter. Il ne voulait pas penser à tout ceci, il n'en pouvait plus. Tout était continuellement ramené à son Richard Wentworth et aux responsabilités qui pesaient sur ses épaules. Il avait mérité sa journée de tranquillité, et rien ne pourra l'empêcher de glander de tout son saoul. Une brise légère fit danser les quelques mèches cuivrées qui couvraient le front d'Archibald. L'air portait le parfum floral des roses qui poussaient sous la serre de Rachel, à quelques mètres de là. Tout le confortait dans son choix : rien ne pourrait le décider à se plier à la volonté de son géniteur. C'est du moins ce qu'il avait imaginé.

Dans le silence du jardin, profitant de la douceur de ce mois de mai, il perçut la présence d'Isaac. Son pas manquait de légèreté et le rouquin pouvait presque sentir sur sa peau l'animosité qui enveloppait son frère. En voilà encore un avec qui le courant ne passait plus depuis des lustres. Les paupières toujours closes, le cadet retint sa respiration pour se focaliser sur le vacarme, relatif, qu'engendrait son aîné. Archibald, dès sa naissance, avait présenté une certaine finesse dans la perception de son entourage, mais sa sensibilité s'était décuplée à l'instant où la voix dans sa tête avait fait son apparition. C'était parfois un avantage, souvent un inconvénient : le bruit devenait dérangeant, inconfortable.

Une moue amère se dessina sur le visage d'Archibald lorsqu'il entendit une flèche que l'on sort de son carquois. Ses doigts agrippèrent fermement l'herbe le long de ses cuisses, comme pour contenir sa rancœur.

Son frère devait se trouver en contre-haut, sur le toit de la vieille grange. La leçon du jour portait sur le tir à l'arc, la discipline la moins désagréable pour l'héritier qui excellait malheureusement dans le domaine.

Le plus jeune ouvrit les yeux alors qu'Isaac bandait son arme. S'il ne bougeait pas, l'autre lui ficherait une flèche dans la cuisse sans vergogne. L'amertume s'étendit un peu plus, envahissant tout l'être du cadet à cette pensée. Il ne put s'empêcher de se demander comment ils en étaient arrivés là. Au prétexte qu'il avait récupéré cette chose au fond de lui, qu'il ne risquait pas grand-chose, son frère n'avait plus aucune pitié. Et ce comportement, c'est son propre père, qui le lui avait inculqué.

Ses muscles se tendirent par anticipation et lorsqu'il entendit la corde de l'arc vibrer, il roula sur le côté avant de prendre appui sur ses doigts et la pointe de ses pieds. La flèche, quant à elle, s'était fichée dans le sol meuble où le jeune homme était allongé quelques secondes plus tôt.

Ses pupilles contractées par la colère cherchèrent celles de son homologue qui leva les yeux au ciel. Isaac passa une main dans ses courts cheveux bruns et tourna le dos en s'éloignant. Sa voix de ténor brisa le silence tant apprécié du jardin, autoritaire :

— Ramène-toi Archibald, j'en peux plus de t'attendre... Tous. Les. Jours.

L'interpellé se redressa en poussant sur ses jambes. Il renifla bruyamment et s'essuya le nez de sa paume salie par la terre et l'herbe avant d'adresser son majeur à son aîné qui ne le vit pas.

Un sentiment d'angoisse et d'oppression lui enserrait le cœur. La récréation était terminée. Vingt-quatre heures passées à ne rien faire dans une semaine, c'était trop demandé à Richard. Ce jour serait comme tous les autres : tout le ramenait, inexorablement, à ce destin dont il ne voulait pas.

L'Héritage du Chasseur : Le Loup parmi nous.Where stories live. Discover now