Paris - 2

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      Elle me demande de la suivre. Une femme comme ça, je la suivrais au bout du monde. Quelle attitude adopter ? Malheureusement pour moi, je ne suis pas un expert en relationnel avec le beau sexe. Je manque d'expérience. Je ne suis pas vierge mais on peut dire que je suis toujours dans la catégorie novice, sans beaucoup d'expériences. Ce n'est pas que je sois moche, c'est juste que je ne suis pas intéressé. Même si je n'envisage pas de vieillir seul, vivre en couple ne fait pas parti de mes priorités et d'ailleurs, je ne suis pas certain qu'une femme aimerait vivre avec un adulte ayant des passions d'adolescent. Elle finirait par me demander de changer et notre relation se transformerait. Elle ne supporterait plus mes affaires, qui prennent relativement de la place, et me dirait qu'il est temps pour moi de « grandir ». Et je reviens toujours à ce sujet : faut-il changer pour être heureux ? C'est définitivement une de mes obsessions cette notion d'évolution.

Avec une telle femme, je ne serais pas contre une aventure. Ce sosie de Gal Gadot est une candidate parfaite pour le jeu de la séduction. Sauf, qu'à ce jeu, je ne suis pas doué du tout. Je me suis toujours fait draguer et jamais l'inverse. Je suis si peu doué que c'était souvent mon entourage qui m'ouvrait les yeux sur les intentions des personnes que je rencontrais. J'ai un succès modeste dans les concours de cosplay. Déguisé, il est plus facile aux geeks de se rencontrer. Habillé en Joker version Christopher Nolan j'avais pu ainsi côtoyer une magnifique Harley Quinn version Suicide Squad... qui avait mangé trop de Mac Donald's pendant des décennies. Elle était un peu serrée dans son minishort mais quand on s'intéresse à moi, je ne fait pas la fine bouche.

Derrière mon comptoir, face à cet idéal féminin, un dilemme se pose. D'un côté, j'adorerais la suivre, de l'autre, je ne suis pas certain que mon patron aimerait me voir quitter mon poste juste après m'avoir donné un avertissement. Je serais bon pour la mise à pied. Qu'est-ce qui pourrait faire pencher la balance ? Elle est belle, mais je vais me faire renvoyer. Elle est belle et elle a besoin de moi, mais moi j'ai besoin de payer mon loyer. Elle est belle et me demande de la suivre. Elle est belle. Elle est belle. Elle est belle.  Angus, reprends-toi, tu ne vas pas risquer de perdre ton job pour une femme que tu ne connais pas. Attends ! Elle a un porte clé de la bd Scott Pilgrim attaché à son sac à main.

- Je vous suis.

Il faut savoir suivre son instinct. Je vois ce goodie à l'effigie du looser faignant de Toronto comme une enseigne clignotante m'indiquant que nous avons sûrement des points en commun. Je fonce. Je préfère avoir des remords plutôt que des regrets.

Au moment où je me décide à quitter mon poste d'un pas décidé, mon exécrable directeur passe devant le SAV. Quelle guigne !

- Où allez-vous monsieur Lelion ?

Il me faut trouver une excuse rapidement. Il m'a pris sur le vif. Vite, une idée crédible. Je vais éviter de lui raconter une autre histoire sans queue ni tête à base de vampires ou autres billevesées. Je ne peux pas non plus lui dire que je quitte le magasin juste parce que cette femme m'a demandé de la suivre. A bien y réfléchir, ce n'est pas moins plausible que si je lui inventais une fiction sur la fin du monde que je peux empêcher en abandonnant mon poste.

- J'ai besoin de lui pour porter un téléviseur en panne de ma voiture à votre magasin, dit la mystérieuse jeune femme.

Et voilà Angus, retour à la réalité. Cette femme est juste une cliente comme les autres qui souhaite une paire de bras pour porter un vieil écran cathodique. Mais pourquoi m'a-t'elle demandé de confirmé mon nom ? Je lis dans son regard que je ne percute pas assez vite pour elle. Je viens de comprendre. Il n'y a pas de télé et elle me donne une excuse pour m'esquiver. Elle est trop forte et je me sens minable. Même dans les situations de crise, je n'ai jamais utilisé un argument professionnel pour échapper à une situation. Je ne suis décidément pas équipé pour survivre dans le monde du travail.

Mon boss lui sert des : « bien sur, madame », « tout de suite, ça fait parti du service » et pour moi un : « alors Angus, bougez-vous, ne faites pas attendre la cliente ».

Connard !

Une fois dehors, j'ai l'impression d'étouffer. C'est ce que doit ressentir un détenu après une évasion. Il y a trop d'air d'un coup, on se sent libre et en même temps, il y a la peur de se faire attraper. Il va me faire poursuivre comme dans la série Le Prisonnier par une boule blanche qui va me ramener inlassablement sur le lieu de mon calvaire. En tant qu'employé, j'avais un matricule, maintenant je peux dire que je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre. Libre mais sans revenus, je sens la disette pointé le bout de son nez.

Je suis ma ravissante ravisseuse à travers le parking en direction de la grande surface de l'autre côté de la rue. Pourquoi s'être garé aussi loin ? Ce n'est pas la place qui manque à cette heure-ci. Elle constate mon étonnement.

- J'ai une voiture électrique qui était quasiment à plat et vu qu'il n'y a qu'une borne de recharge dans la zone commerciale, je n'ai pas eu trop le choix de place. Il ne faut pas être deux à avoir besoin de charger sa caisse. Pourquoi j'ai acheté cette merde.

- Pour l'écologie.

- Mon cul ! C'est un argument marketing à la con ! Tout ce que je vois, c'est que je n'ai que 300 kilomètres d'autonomie et qu'après je suis obligé d'attendre 17h pour que cette poubelle soit chargée à 100%. Si seulement il y avait des bornes charge rapide partout. Mais même pas ! L'état nous dit d'acheter électrique, nous aide financièrement et après démerdez-vous ! C'est comme pour les panneaux photovoltaïques, personne ne dit qu'au bout de quinze ans il faudra les changer et que pour les recycler ce sera l'enfer, vu qu'ils sont remplis de produits polluants. Une catastrophe pour l'environnement. Du business créé par des cons, accrédité par des cons, acheté par des cons. Je suis désolé, je m'emballe. Je suis garé là. Montez dans la voiture.

Oh mon dieu ! Elle est aussi malpolie que belle ! Cette femme est une déesse. Je n'ai jamais aimé les « vraies » filles, celles qui se préoccupent de leur apparence et font attention à ce qu'elles disent. Celles qui utilisent à tour de bras le politiquement correct et la langue de bois pour garder cette aura de princesse de conte de fée, incapable de dire « merde » même si la situation le légitime. J'ai toujours préféré une Maggie de Walking Dead à la parfaite et insupportable Gwen Stacy de Spider-Man. Harley Quinn, même obèse, vaut largement mieux à mes yeux que n'importe qu'elle Cendrillon ou Blanche Neige.

Cette jeune femme dit ce qu'elle pense sans prendre de pincettes. Elle n'est pas vulgaire, elle est spontanée et ça me va. Pas de non-dit, pas de cachotteries, ce qui doit être dit se dira même si c'est parfois difficile à entendre. Je préfère les gens qui jouent franc-jeu à ceux qui te poignardent dans le dos.

Nous arrivons enfin à ce qu'elle appelle sa poubelle et je me dis que je n'ai pas les moyens de me la payer. Je monte côté passager et nous quittons le parking que j'aperçois de mon comptoir SAV depuis sept longues années. Je ne sais pas si je reviendrais un jour. Je sais déjà que je n'en ai pas envie.

Le Geek Ultime (1. Genesis)Where stories live. Discover now