Sojeyn se précipita ensuite chez leurs serviteurs, lesquels avaient été préparés à cette l'éventualité avant le ralliement de la tribu légendaire à Flore. Ceux-ci ne posèrent aucune question. Il les téléporta aux écuries, où ils sellèrent des okydas et les chargèrent de provisions. À l'aide d'une carte contenue dans une bulle de lecture, le majordome et la cuisinière se rendraient à la clairière des Imlayas, qui les y récupérerait en dernier ressort, si un Cercle ne parvenait pas à les transporter.
Mes parents, maintenant, s'intima l'adolescent dès que le couple disparut de son champ de vision.
Mais lorsqu'il essaya de rejoindre la salle de réception en pensée, un nouveau malaise l'en empêcha. Il grommela contre ses nausées inopportunes tandis qu'il activait son pouvoir de guérison. Celui-ci refusa de se déclencher. Que lui arrivait-il ? La téléportation des serviteurs ne justifiait pas son manque de puissance.
La venue de deux hommes ne lui laissa pas le temps de réfléchir. Des Cloriniens. Ils le menaçaient d'une arme inconnue.
— Ceci est un pistolet laser, Auroréen, et je te conseille de nous suivre si tu ne veux pas tâter de son rayon, lui ordonna l'un d'eux.
Pas question !
Il rassembla son énergie et sa perle émit enfin un halo corail. Sojeyn se matérialisa au milieu du couloir de l'aile gauche, au premier étage : ses forces avaient été insuffisantes pour le téléporter jusqu'à la salle de réception. Quand il avança, ses genoux cédèrent. Il se traîna à l'ombre d'un des piliers afin de se dissimuler, de se reposer. De son abri improvisé, il fixa la scène qui se déroulait dans un étrange ralenti.
Un Clorinien, muni d'une épée enflammée, tapait le bras d'un Auroréen récalcitrant. Sous le regard choqué du prince, la victime s'écroulait au sol en se contorsionnant avant de s'immobiliser dans une pose grotesque. Comme si on l'avait paralysé. D'autres tiraient avec ce pistolet laser sur ceux qui résistaient ou tentaient de fuir, au lieu de rejoindre un petit groupe de prisonniers. Des objets explosaient en mille morceaux, des tissus s'embrasaient lorsqu'ils manquaient leur cible.
Les cris de peur écorchèrent les oreilles de l'adolescent, lui provoquèrent des sueurs froides le long de son dos. L'odeur âcre le consumait de l'intérieur, l'étouffait. Elle s'insinuait partout : il toussait, la gorge douloureuse, et ses yeux pleuraient.
Devant autant d'horreur, il ferma les paupières. Même son aventure dans l'Entre-Deux monde, afin de sauver sa sœur, ressemblait à un périple joyeux en comparaison. Cela ne pouvait être vrai, cela ne pouvait pas exister.
Kilyan, réveille-moi de ce cauchemar !
Mais un coup de pied violent heurta sa cuisse lui fit comprendre qu'il ne rêvait pas.
— Debout, Auroréen ! lui aboya un Clorinien.
Trop faible pour s'échapper, il obéit et se rangea à côté de l'homme, qui le menaçait de son pistolet. Ses comparses avaient disparu. Sojeyn aperçut plus loin un Auroréen se faufiler entre les colonnes. Malheureusement, son garde aussi ! Lorsqu'il le somma de s'arrêter, le fuyard poursuivit sa route, comme s'il n'avait pas entendu l'ordre.
L'ennemi visa sa proie, un rictus de plaisir déformant son visage. Au moment où il tirait, le prince se jeta sur lui et l'entraîna à terre. Avec tant de violence, que le crâne de son adversaire claqua contre la dalle avec un bruit sec à l'instar d'un fruit mûr. L'adolescent recula à la vue du sang qui rampait au sol. L'avait-il tué ? À cette idée, un long frisson parcourut son corps et l'envie de vomir le saisit à nouveau. L'estomac tordu, il passa une paume tremblante au-dessus de la bouche du garde.
Il vivait !
Soulagé, il redressa et se coula entre les ombres des piliers, les yeux fixés sur la salle de réception. Plus la distance se raccourcissait, plus son souffle se hachait : il allait au-devant d'un grand danger. Son esprit le lui hurlait, le poussait à fuir. Sojeyn refusa de lui céder.
Dès qu'il pénétra dans la pièce enfin, le parfum de l'effroi le frappa de plein fouet. Poisseux, lourd, ravageur. Il collait aux habits, telle une sueur impossible à se débarrasser. Ignorant cette atmosphère, l'adolescent observa la scène.
Les membres du Conseil étaient réunis à côté de l'estrade royale, les serviteurs et visiteurs auroréens le long des autres murs. Sous la garde des Cloriniens, épée ou pistolet laser dégainé. Au centre de cette vague de spectateurs horrifiés, ses parents blessés au sol et le capitaine du vaisseau spatial.
Un tableau semblable à la vision de Flore ! Un froid glacial le paralysa.
Comment est-ce possible ?
Puis il nota la présence d'Hadil et de Fenigal. Si la dame de Westia gardait la tête baissée, le doryaumi la conservait haute et faisait face à Xénon, au regard agacé. Tous les deux avaient dû intervenir au grand déplaisir de l'ennemi. Oui, mais comment ? Que voulait le Clorinien ?
Comme s'il avait entendu sa question, celui-ci attrapa une mèche des cheveux du prisonnier et il la laissa glisser entre ses doigts, avant de déclarer :
— De l'or en fusion. Quel dommage de le détruire !
Lorsque le capitaine enfonça son épée dans le cœur de sa victime, Sojeyn plaqua une paume sur sa bouche pour s'empêcher de hurler. Le doryaumi s'effondra sous les cris d'effroi et une horrible tâche sanguine s'étala sur la chemise immaculée.
— Mauvaise réponse, énonça l'assassin. Je prendrai plaisir à vous abattre un à un, si nécessaire. Amenez-moi l'héritier du trône !
Le prince comprit l'implication de ces paroles : Fenigal l'avait défendu et le payait de sa vie ! La douleur jeta un voile terne devant ses yeux. Mais le sablier du temps ne ralentit pas sa course, lui refusa un répit. L'ennemi brandissait déjà son arme sur Hadil de Westia, qui secouait la tête en tout sens, bloquée par deux gardes.
Avant que le capitaine commette son terrible méfait, il cria :
— Arrête, monstre ! Je suis ici.
Xénon abaissa aussitôt son électase, un sourire enchanté étirant ses lèvres, tandis que trois de ses hommes écartaient Hadil et Fenigal, et qu'un autre s'approchait de lui. Quand le garde le poussa, Sojeyn s'étonna qu'il ne fût pas électrocuté par les défenses naturelles des Auroréens. Était-il à ce point malade ? D'instinct, il accentua le champ électrique de son corps et l'ennemi retira sa main avec un glapissement.
Bien que rassuré sur son état, il se traita d'idiot pour ne pas avoir réfléchi, tant sa vérification lui coûtait en énergie. Ses jambes flageolaient, le portaient avec difficulté. Il ne pouvait esquiver le coup que désirait lui rendre le Clorinien.
À sa grande surprise, le capitaine le tira de ce mauvais pas :
— Laisse-le, il m'appartient !
Parvenu au centre de la pièce, un étau broya l'adolescent à la vue de ses parents ensanglantés. À genoux, Altar protégeait Katja, serrée contre lui. Le couple lui lança un regard désespéré. Même s'il connaissait cette image, la souffrance dévasta Sojeyn ; mais il s'obligea à la masquer face à un ennemi rayonnant.
— Merci d'accepter mon invitation de si bon gré, déclara-t-il d'un ton respectueux, que contredisaient les yeux ironiques.
— Voilà comment les Cloriniens, un peuple soi-disant pacifique nous remercie ! accusa le prince.
— Tu te trompes. Vous vous trompez tous, pauvres Auroréens naïfs. Nous sommes de puissants guerriers, dont la technologie vous a dupé, a dupé les émissaires de la Confédération. Permettez-moi de vous montrer.
Un garde prit l'épée de Xénon lorsqu'il le lui tendit. Puis le capitaine découvrit son bras gauche sous le nez de l'adolescent : un large bracelet en trois parties, gravé de figures complexes grenat sur fond doré, étincela, comme s'il le défiait de son pouvoir. L'inquiétude gagna Sojeyn.
Qu'a-t-il inventé ?
Après s'être reculé, l'homme tourna l'anneau central jusqu'au moment où des motifs différents se formèrent. Un halo grisâtre enveloppa la silhouette, dont les contours s'effacèrent. Peu à peu, le flou s'estompa et le capitaine se dévoila sous une nouvelle apparence.
D'une beauté saisissante.
Le vert de la peau avait cédé la place à un teint clair et des cheveux blonds, parsemés de mèches carmin, brillaient sous l'éclat du soleil que laissait passer les vastes fenêtres de la salle. Les prunelles s'étaient aussi modifiées d'une manière remarquable, car des iris jaunes, cerclés de rouge, remplaçaient la couleur unie. Elles exprimaient d'ailleurs mieux les émotions : une jubilation terrifiante en rayonnait !
Sur l'ordre du Clorinien, les hommes de sa troupe se transformèrent à leur tour, par un procédé identique. Ils se ressemblaient tous, excepté les gardes qui arboraient un disque doré sur le front. Tandis qu'une exclamation retentissait parmi les Auroréens, un poids s'abattit sur les épaules de Sojeyn.
L'ennemi de la vision de Flore le narguait, ils avaient échoué à le contrer.