Chapitre I - Partie 2

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     Ils traversèrent ensuite le hall pour prendre l'escalier de droite avant de bifurquer vers la gauche pour monter les quelques marches les amenant dans le hall de la tour. Essoufflés, ils freinèrent dans la cage de verre se tenant au centre de la pièce, vide, à l'exception d'un secrétaire rangé avec soin. De sous leurs pieds leur parvint une voix caverneuse :

« C'est quel étage, m'sieurs dames ?

- Tout en haut !!! », répondirent-ils en chœur.

     Acquiesçant, l'ogre tourna son hideuse face barbouillée de boue tiédasse vers les amis, sourit, puis poussa la cage de toutes ses forces. Le craquement que produisit le coude de l'ogre résonna dans toute la citadelle. En quelques secondes, la capsule arriva face à un petit palier décoré avec gout. Un parquet chevron craquait sous les pas de Gaerald et Thomas qui passaient devant une table basse débordante de biscuits aux céréales et de tasses de thé fumant. Un serviteur vêtu d'une tunique de soie claire leur demanda de s'installer et de se restaurer pendant qu'il prévenait maître Tristan de leur arrivée. Les deux jeunes gens se mirent à déguster les biscuits sans toucher aux tasses. Quelques minutes plus tard, le même laquais leur ouvrit la porte.

     Ils entrèrent dans une petite salle tapissée de tentures claires en opposition au feu chaleureux qui ronflait dans l'âtre. Dos à la fenêtre de verre bleuté se dressait un grand bureau de bois sombre dont les pieds représentaient quatre loups dressés sur leurs pattes postérieures. Maître Tristan était assis sur un grand fauteuil assorti au bureau mis à part qu'il était recouvert de coussins rouges et or.

     Le chef meutier avait une tête chauve à l'exception d'une grosse barbe rousse lui couvrant la bouche. Ses yeux étaient verts, calmes et sereins, comme deux émeraudes. Maître Tristan portait un lourd plastron de cuir doublé d'une cotte de maille clairsemée d'or. Sur ses larges épaules était tendue une longue pelisse noire. Son pantalon, il le tenait de son père, un chasseur de la région ayant abandonné son fils aux meutiers avant que celui-ci puisse se souvenir de son géniteur.

     Face à l'âtre, un homme aux cheveux châtains se tenait le dos courbé, ses yeux gris plongés dans la danse des flammes. Gaerald et Thomas avancèrent, faisant claquer leurs bottes de chasse sur le sol de pierre. D'un geste, Tristan les arrêta.

     Il saisit une coupe d'argent remplie de vin qui traînait sur son bureau, bu pendant d'interminables secondes puis, enfin, reposa la coupe et dit, mélancolique :

« Les fastes déclinent, la nuit se lève... mes enfants, écoutez bien cet homme, comprenez ce qui se passe... »

     D'une voix grave et triste, l'homme près du feu prit la parole :

« Aujourd'hui, Novigrad compte plus de morts que d'habitants. J'ai servi dix ans dans l'armée de mon roi et jamais nous ne fûmes frappés de plus grand malheurs. J'ai vu ma fille se faire éventrer sous mes yeux alors, je vous en prie, écoutez-moi. »

     Alors, Dorian leur conta l'anniversaire d'Ilona, l'attaque des grazgs, la chute de Novigrad... il conta aussi comment lui et son escorte avaient traversé les plaines. Il conta comment, au milieu de l'herbe fraiche et des fleurs de printemps, il voyait, à l'approche de chaque village, une colonne de fumé noire du sang de ses habitants...

« Soudain, quelques jours avant d'arriver à Port Logias, on a traversé une bande de terre desséchée, brûlée jusque dans ses moindres recoins. De nombreux tunnels étaient creusés et chaque entrée était entourée de tibias humains et de braseros en crânes de chevaux. D'un coup, ils se sont tous allumés d'une flamme rouge vif et des hordes de vrâgs nous sont tombés dessus. »

     Les vrâgs sont les créatures les plus simples à incarner pour un nécromancien. Ce sont des rats de deux mètre de haut aux membres humains. Chaque vrâg nait en portant un plastron noir avec pour seul ornement un crâne de rat rouge. Le plastron est une créature vivante qui grandit en même temps que le vrâg et qui finit par le recouvrir des pieds à la tête. L'arme de prédilection des vrâgs est une faucille enchâssée dans une tige de fer rouillé. Pour les combats rapprochés, ces monstres préfèrent un gourdin métallique hérissé de lames.

« Ils nous ont encerclés. Le capitaine de l'escorte a ordonné de charger. Il avait à peine esquissé un mouvement qu'un vrâg lui broyait le crâne avec son gourdin. Les soldats se sont défendus jusqu'au bout. Si j'ai pu m'enfuir c'est grâce au sacrifice d'un jeune soldat de seize ans. C'est sa tête qui a volé à la place de la mienne.»

     Silencieux, l'air grave, Gaerald et Thomas ne savaient pas quoi dire. Pétrifiés par l'horreur de la situation, les deux jeunes meutiers attendaient la suite, en espérant de meilleures nouvelles ; mais rien ne vint.

Maître Tristan demanda alors à Thomas de rejoindre ses quartiers, la suite n'étant pas pour lui :

« Comment ça je dois partir !, s'insurgea Thomas, vous me faîtes écouter tout ça pour simplement me dire de continuer à vivre normalement !

- Thomas, gronda maître Tristan, ton frère de cœur allait partir sans raison apparente à tes yeux. Je t'ai donc fait écouter ça pour que tu saches pourquoi il partait.

- Bon d'accord, ça, c'est honorable, mais quand même ! Savoir ça et ne pas pouvoir agir... Je ne peux pas rester ici, je viens avec Gaerald.

- Non ! »

Le cri de maître Tristan résonna férocement dans la pièce :

« Je suspecte certaines choses ici. Tu restes. Si ce que je crains est vrai, nous aurons besoin de tout le monde.

- Ah !, railla Thomas, que craignez-vous ? On vit en paix depuis bientôt cinq générations ! Tous les habitants de ce monde ont été élevés avec ça !

- Thomas, sors. »

Le visage du jeune homme se tordit en un rictus amusé. Il recula de quelques pas, s'abaissa en une révérence insultante et quitta la pièce en essayant tant bien que mal de cacher son désarroi.


Chroniques de la Mâ - Partie 1/Les paladins de BhaldërusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant