Six mois passèrent

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Mon visage avait "presque" entièrement désenflé, mais ce n'était plus le même. Savez-vous ce que c'est que de changer de visage ?

Je ne le souhaite à personne.

Les paupières inférieures avaient été découpées mais trop découpées, laissant un espace entre l'iris et le blanc de l'oeil. Outre l'inconvénient esthétique agrandissant un oeil vers le bas (dans le style oeil de poisson) ce qui est loin d'être le but  il y en avait un autre.

La luminosité m'aveuglait et je dus porter des lunettes de soleil dans la journée quelque soit le temps, j'ai pu les quitter l'hiver quand il n'y avait pas de soleil au bout de dix neuf ans.

De plus ils avaient été également trop étirés.

Bref ce n'était plus mon regard, je me regardais sans me voir "moi" (l'ancienne personne) et ne me reconnaissait absolument pas. J'ignorais totalement que notre "image" extérieure"était profondément intégrée en notre intérieur. J'ignorais tant de choses!

Vous le savez le regard est d'une importance capitale dans un visage, il peut pleurer, rire, maudire (maux dire) attendrir,"capter" l'autre, moi je ne captais plus personne ni plus rien d'ailleurs.

Les côtés du visage avaient enfin cicatrisé tant bien que mal, laissant une marque semblable à une brûlure indélébile.

Du côté droit la marque du scalpel passait devant l'oreille jusqu'à la tempe.

Rien ne me parlait dans ce visage inconnu, je m'étais perdue et ne me retrouvais pas.

Les rides donnent toute sa vie au visage, toute son expression, tout son sens, chacune d'elles va raconter l'histoire de la personne en y laissant une trace si fine et si belle.

Moi je n'avais plus d'expressions, je n'avais plus d'étincelles dans les yeux, je m'étais étrangère, j'étais devenue un masque de carnaval grotesque.

Ou plutôt un masque de fer.

"Qu'importe la douleur d'aujourd'hui puisqu'elle est le commencement d'autre chose" Paul Claudel.

Cette jolie phrase de Paul Claudel est en partie véridique, oui la douleur est le commencement d'autre chose mais le "qu'importe" est de trop surtout quand elle dure à vie.

Nous avons tous en nous notre propre image même si nous n'y pensons pas, elle est là présente à l'esprit, nous n'avons pas besoin de nous regarder pour nous représenter.

Moi les yeux fermés je ne retrouvais plus cette image et c'est une sensation terrible,une sorte de plongée dans les ténèbres, une perte, un abîme qui surgissent corporellement et moralement.

De retour sur ce continent aux odeurs pimentées, aux couleurs chatoyantes, à la musique enivrante, les choses s'accélérèrent.

Mes jambes ne me portaient plus et une immense tristesse m'envahissait et m'enveloppait tout autant que la chaleur étouffante qui est encore plus difficile à supporter du fait de ce faciès cicatriciel et de cette sensation d'étouffement et de strangulation permanente.

Le hasard n'existant pas, et je suis de l'avis de Jérôme Touzalin qui dit : " Il n'y a pas de hasards il n'y a que des rendez-vous qu'on ne sait pas lire", je fis la connaissance de la mère d'une amie de ma fille : Marie Lyne.

Petite femme brune, menue, minuscule vraiment mais d'une solidité, d'une volonté et d'une détermination exceptionnelles.

Elle allait faire partie de ma vie, de mon histoire. Elle me conseilla immédiatement une psychothérapie. Je ne comprenais pas ou ne voulais pas comprendre.

Comment pouvais-je en avoir besoin ?

Non et non je n'étais pas folle !

"En pleine angoisse ne perd jamais l'espoir car la moelle la plus exquise est dans l'os le plus dur" Hafiz.

Comme beaucoup de personnes j'associais le mot de psychothérapie à celui de folie. N'oublions pas qu'à ce moment précis où dès qu'un mot commençait par"psy" l'association était immédiate avec "cinglée", "folle", même encore maintenant ce n'est pas complètement entré dans les moeurs hélas ! Car si les tabous étaient tombés nombre de personnes auraient le réflexe immédiat de s'adresser à un professionnel et non de cacher, ou de garder leur mal être en le niant tout simplement à grands coups de verres d'alcool (j'ai deux amies dans ce cas), addictions en tout genre emplissant ainsi un vide avec... du vide.

Moi je réglais mes problèmes en un minimum de temps, qui tranchais dans le vif (expression qui prenait toute sa signification avec mon visage découpé au scalpel) et vivais à cent à l'heure, c'était quoi cette proposition ?

Marie Lyne était et est toujours psychothérapeute, le jour où je fus prête à me lancer dans l'aventure et disponible, elle ne l'était pas.

Je fus reçue par un confrère, psychiatre, Adam, métis capverdien et psychothérapeute.

Je précise psychothérapeute car beaucoup de personnes confondent psychologue, psychiatre, psychanalyste, touts ces "psy" sont mis dans le même sac et pourtant les méthodes sont totalement différentes ainsi que les études, les diplômes. J'approfondirai ultérieurement.

Adam allait devenir mon père, mon mari, mon frère.

Le fait d'une première démarche et d'une prise de rendez-vous déclencha le processus fatidique.

Je me retrouvai recroquevillée le lendemain dans un coin de ma chambre, blottie contre le mur, terrorisée, tremblant de tout mon être.

Mon mari désemparé, ne trouva pas les mots, il avait peur.

"Appelles Marie Lyne je t'en prie" ânonnai-je.

Il le fit mais ne pouvait pas se rendre à l'évidence, sa femme si forte, si solide, venait de s'effondrer.

Marie Lyne accourut et je dois dire que ces images sont pour moi gravées à jamais en ma mémoire.

Elle me prit dans ses bras me berçant comme un bébé et me disant de sa voix particulièrement douce : " Tu n'es pas folle".

Enfin quelqu'un savait que j'étais normale ! (si la normalité existe...).

"C'est bien ce qui t'arrive, tout tombe enfin" dit-elle.

Par contre ces mots je ne les comprenais pas vraiment.

Plus tard je saurai.

Elle m'emmena à l'hôpital.

Je ne lâchai plus cette main secourable.

Je pleurai pendant cinq heures sans vouloir la quitter. J'aurais pu emplir une vasque de mes larmes. Henri Calet disait:  "Ne me secouez pas je suis empli de larmes". Doucement s'il vous plaît, très doucement...

L'infirmière arriva pour la perfusion de Laroxyl et là je me mis à hurler ne voulant plus qu'on me fasse souffrir de quelque manière que ce soit.

J'étais en pleine intolérance à la douleur que je supportais depuis dix mois déjà, je faisais une overdose "d'avoir mal", j'étais comme suppliciée.

La perfusion installée, je m'apaisai et Adam arriva.

Il s'asseya près de moi sans dire un mot remplaçant mon époux qui venait de quitter la chambre, les épaules rentrées, le regard triste.

"Je ne puis le laisser partir ainsi" dis-je à Adam. "Il est bouleversé".

Adam prononça ces paroles: "Tant pis pour lui".

Je l'ai trouvé sur le moment dur et injuste mais en fait il avait raison.

C'était moi qui étais allongée sur le lit, c'était moi qui avais besoin de soins, pas lui, c'était de moi qu'il fallait que je m'occupe, c'était le tout premier pas vers l'égoïsme indispensable à ma survie.


Un autre visageDonde viven las historias. Descúbrelo ahora