ROCKBURY - Le poids de nos secrets

Chapitre 1 : Phoenix

Seize ans plus tard, septembre 2018

    La vie est si fragile, peu importe les efforts fournis pour lui donner des bases solides, une seule secousse suffit à l'effondrer. Aucun d'entre nous n'est à l'abri de cette destruction soudaine et impitoyable. La plupart des gens le savent, cet avertissement est rangé dans un coin de leur esprit, mais ils tendent à l'oublier jusqu'à ce que la réalité le leur rappelle un beau jour. Le service de police n'a pas ce luxe, même dans une ville aussi tranquille que Rockbury, on est toujours prêts pour l'imprévisible.

    Lorsque le bureau nous appelle sur la radio comme cet après-midi, on agit sans avoir le temps de laisser une place à la surprise. Mais c'est toujours avec appréhension qu'on se rend sur les lieux de l'accident, ne sachant pas ce que nous découvrirons, quels seront les dégâts, mais surtout, combien il y aura de victimes et qui sont-elles.

    Aujourd'hui, ça s'est produit à un kilomètre de la ville, sur le pont de la 12. Une pluie fine s'abat sur les lieux pour s'aligner à la tristesse du drame ou au contraire pour tenter de l'emporter dans son sillage. Un vent d'automne s'est levé et s'acharne par bourrasques sur la scène figée. Il n'en reste plus rien à part des débris de verre, des carcasses métalliques et du sang. La vie qui habitait la voiture accidentée s'est envolée en abandonnant le chaos derrière elle.

    Il n'y a pas eu de collision entre deux véhicules, un seul a fait une embardée pour finir sa course dans un pilier. Une famille était à bord, un père, une mère, et leur petite fille. À leur arrivée, les pompiers n'ont rien pu faire, à l'exception d'extirper les dépouilles de l'épave.

    Le Bleu de l'équipe et moi étions les premiers agents sur les lieux avant que le shérif Tucker nous rejoigne, une demi-heure plus tard. Sous la pluie qui s'intensifie, je prends les dépositions d'un chauffeur routier, puis du couple de septuagénaires qui a prévenu le bureau. Robin Hammond, quant à lui, se charge de gérer les voitures qui s'entassent derrière les barrières, tandis que le shérif, un homme d'une cinquante d'années à l'expression revêche, passe un coup de fil de l'autre côté du pont. Certains conducteurs tentent de forcer le passage ou d'avoir des informations, attirés par une bonne histoire à raconter. Il ne se passe pas grand-chose dans le comté de Washington, alors on risque d'entendre parler de cet évènement sanglant à Rockbury et ses alentours jusqu'à la Toussaint.

    Les témoins sont encore choqués par le spectacle funèbre auquel ils ont assisté. Ils ne sauraient expliquer pourquoi la voiture a subitement changé de trajectoire. La pluie, un problème mécanique, ou son chauffeur lui-même. Les hypothèses sont nombreuses, et on en saura plus une fois l'expertise effectuée. Si on connait la nature de la mort des trois victimes identifiées grâce aux papiers trouvés dans la voiture, leurs proches voudront des détails, une vraie explication, une qui les aidera peut-être à encaisser cette perte. Même si en réalité, rien ne permet de l'accepter, on fait juste avec.

    Derrière la surprise et la compassion du couple que j'interroge, je devine l'adrénaline qui délie leur langue. Cette fascination morbide m'a toujours mis mal à l'aise, et aujourd'hui, elle réveille ma colère. La boule nerveuse qui s'est logée dans mon thorax dès l'appel se gonfle non plus de crainte, mais de fureur. Je me contente de questions sèches auquel l'homme s'empresse de s'étaler en détail, le tout ponctué par les interventions de sa femme à mesure que l'interrogatoire s'éternise.

    Robin finit par revenir vers moi avec la tête d'un mec qui aurait rendu ses tripes. Il ne serait pas le premier à tourner de l'œil devant un accident de la route. Pour ma part, je me sens désincarné, comme si je n'étais pas vraiment présent, observant la scène sans en ressentir sa réalité. L'eau qui ruissèle sur les bords de mon chapeau et goutte dans le col de mon uniforme, l'air frais qui balaye mon visage et mes mains... Aucune de ces sensations ne réussit à m'atteindre tandis qu'une ancienne douleur s'est réanimée. Tapie derrière la façade inébranlable de l'agent de police, elle s'intensifie, prête à surgir au moindre signe de faiblesse.