Chapitre 26 : Phoenix

735 57 9
                                    


     Je roule à travers Rockbury, guidé par une pulsion destructrice. À l'orée des bois, je me gare en trombe dans le sentier et sors de voiture. Je traverse le jardin à grandes enjambées et défonce la porte de la cabane d'un coup de pied. Elle va heurter le mur, ouvrant la voie à ma fureur. En entrant chez Ronald Murphy, j'attrape le premier meuble sur mon passage et l'envoie voler. Il va s'éclater sur le mur dans un fracas de morceaux de bois.

     Dans l'antre du diable, je détruis tout, balayant les objets d'un revers de bras, balançant la télévision, les chaises, jusqu'à ce que ce ne soit plus assez. J'ai besoin de cogner ! Privé de son corps à tabasser, je me rabats sur ce qu'il reste de lui. Je veux détruire jusqu'à la dernière infime partie de cette ordure ! Je veux que toute trace de son existence soit effacée !

     À coups de poing, je frappe dans les cadres et les placards dont les vitres se brisent. Les chocs résonnent dans mes os et m'entaillent la peau. En reculant, l'une de mes chaussures rencontre un pied de chaise brisé. Je le récupère et l'abats sur tout ce que je vois. Je cogne, encore et encore, jusqu'aux fenêtres que j'éclate.

     Essoufflé et vidé de toute énergie, je titube au milieu du chaos, mais ma colère n'est pas rassasiée. Elle en veut toujours plus et me dévore, ombrageant ma raison. C'est alors que mon regard tombe sur un cadre qui jonche le sol. Sous les morceaux de verres brisés, j'aperçois une photo de Murphy, Jerry, Benji et moi. Je me penche pour la ramasser. L'enfant d'à peine dix ans et à la chevelure frisée sourit de toutes ses dents, assis entre les jambes de l'ivrogne devant la rivière Winooski. Voir ses mains posées sur les petites cuisses de Benji fait imploser ma rage pour ne me laisser que ma culpabilité.

     J'ai besoin d'air. Je froisse la photo et sors du chalet. Arrivé dans la pelouse, je m'arrête et penche la tête en arrière. La pluie s'abat sur mon visage et s'infiltre dans le col de mon manteau. Je me livre à elle, espérant qu'elle lavera jusqu'à mon dernier regret.

     Alors que j'ai toujours veillé sur Benji, j'ai été incapable de voir sa détresse. J'aurais dû le venger de ce que lui avait fait ce monstre, j'aurais dû comprendre, j'aurais dû agir... Et le pire, c'est qu'encore aujourd'hui, j'ignore quand tout a basculé. J'ai beau fouiller ma mémoire, mes souvenirs se chevauchent, m'empêchant de cibler l'instant où tout a changé.

     Je rouvre les yeux vers le ciel sombre qui déverse une tristesse semblable à la mienne. Les larmes me montent aux yeux, mais je ne saurais dire si ce sont elles ou la pluie qui coulent sur mes joues. Je n'ai pas le droit de pleurer, pas alors que Benji est resté aussi fort ! Bordel, je voudrais m'arracher le cœur et le jeter !

     Soudain, une ombre attire mon attention sur les bois. Je me tourne en m'attendant à voir le fantôme de Ronald Murphy qui s'avance vers moi en oscillant et me souriant d'un air grisé. Mais c'est un autre homme qui apparaît entre les arbres. Ses longs cheveux sombres encombrent son visage à moitié protégé par la capuche de son anorak. On se regarde à travers le rideau de pluie sans qu'aucun ne bouge, tels deux animaux sauvages qui s'apprivoisent. Ses yeux pers soutiennent les miens et je ne saurais dire ce qu'ils dégagent. Mais il ne m'en laisse pas le temps. Sa chienne surgit du bois en bondissant sur le chemin, et Savage part derrière elle.

* * *

     Dans l'après-midi, la pluie s'est calmée, à l'image de ma fureur, quand j'entre dans la maison Bleue. Alertée par le bruit de la porte, Nelly vient à ma rencontre d'un air inquiet. Elle se fige en me voyant et fronce les sourcils. Elle m'examine attentivement, fait une pause sur mes mains ecchymosées, avant de lever les yeux sur mes cheveux trempés. Elle affiche une grimace dépitée.

ROCKBURY - Le poids de nos secretsWhere stories live. Discover now