Chapitre 25 : Benji

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     Aujourd'hui, novembre 2018

     Je n'ai jamais supporté les enterrements. Et quand il s'agit de celui que vous haïssez le plus au monde, c'est encore pire. Voir Ronald Murphy enfoncé dans son caveau ne me procure aucun plaisir, au contraire, il fait monter en moi une colère étouffée depuis longtemps. Trop longtemps.

     Mes mains enfoncées dans les poches de mon blouson, je reste figé, les yeux rivés sur le cercueil tout le long du sermon funéraire. Blottie contre moi sous un même parapluie, ma mère resserre son éteinte sur mon bras en reniflant discrètement. Autour de nous, les visages portent le chagrin que leur inspire ce moment et les mots de l'homme d'Église. C'est drôle comme une ordure peut devenir miraculeusement bienveillante, valeureuse, sincère et honnête après sa mort. Quelle connerie !

     Le cadavre qui se tient devant moi en était déjà un bien avant qu'il ne se tranche la tête sur une scie. C'était un déchet qui se noyait dans le whisky, une raclure qui n'a pas hésité à me prendre ce que j'avais de plus cher. Pendant des années, je l'ai haïe si fort que ça a failli m'achever. Et aujourd'hui, je n'ai plus aucune chance de lui faire payer ce qu'il m'a fait, et ça me tue.

     Mon visage reste impassible alors que l'assemblée dépose tour à tour une rose pour dire un dernier au revoir à Murphy. Une foule se presse autour de la fosse, à croire que les gens l'appréciaient malgré sa mauvaise réputation. Mais parmi les chuchotements mêlés au bruissement de la pluie, les rumeurs vont bon train. Certains blâment son alcoolisme, d'autres prétendent que c'est à cause de la négligence des flics si ce connard a passé l'arme à gauche à la scierie.

     Phoenix m'a dit qu'une enquête avait été ouverte sur la responsabilité des agents dans le décès du défunt. Le shérif est sur la corde raide. Des abrutis suggèrent de leur côté que c'est Raphaël Savage le fautif, car il est plus facile d'accabler quelqu'un que l'on déteste plutôt que de salir l'honneur de ceux qui nous protègent. Au fond, peu importe qui est réellement responsable, Murphy est mort, et je n'ai plus aucun moyen de me venger, désormais.

     La pluie s'intensifie lorsque vient mon tour de déposer une fleur sur le cercueil. J'évite de croiser le regard de Phoenix qui s'avance à ma droite, comme celui que ma mère reporte sur moi pour m'encourager. Soudain, je fais l'inverse de ce qu'on attend de moi, quittant l'abri du parapluie et m'avançant sous les trombes d'eau qui déferlent sur le cimetière. Je peux sentir leur attention s'attarder dans ma nuque jusqu'à ce que je me sois suffisamment éloigné.

     La pelouse trempe le bas de mon jean à mesure que j'avance sous l'averse. Mon cœur se met à battre plus fort, menaçant de me faire flancher. Les poings serrés, je retiens la colère qui me brûle les yeux et assèche ma gorge. J'ai envie de chialer de rage, de me défouler. Alors je me mets à courir aussi vite que je peux jusqu'à atteindre la grille du cimetière.

     Je m'arrête à bout de souffle sans pour autant la franchir. Aussitôt, une main ferme se pose sur mon épaule. Je me retourne vers Phoenix qui m'entraîne à l'abri sous un arbre. Presque au sec, il se place devant moi et prend ma nuque à deux mains.

     — Parle-moi, Bennie, ne le garde pas pour toi.

     — Je suis tellement en rogne...

     — Tu n'aurais rien pu faire pour lui.

     — Si ! (Je m'écarte en détruisant le contact qu'il a imposé) J'aurais pu m'en charger !

     — De quoi est-ce que tu parles ?

     Sa voix rauque trahit sa surprise et son angoisse.

ROCKBURY - Le poids de nos secretsWhere stories live. Discover now