Chapitre 22 : Benji

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     Un épais brouillard dissimule mes jambes alors que j'avance dans le cimetière situé près de la rivière, à l'ouest de la ville. L'herbe est humide de rosée et trempe mes chaussures en cuir. Il est encore tôt, le soleil a du mal à émerger parmi les nuages qui encombrent le ciel. Mais je sais que c'est ici que je vais le trouver.

     Les pierres tombales me guident à travers l'étendue d'herbe, jusqu'à celle où se tient un homme aux cheveux flamboyants. Les mains dans les poches de mon blouson, je m'approche sans faire trop de bruits tandis que Phoenix arrache les mauvaises herbes de la tombe de Jenna et Scott Walker. Ça fait seize ans que leur fils vient chaque mois pour l'entretenir et honorer leur mémoire. Aucun parent à Rockbury ne pourrait se vanter d'avoir un enfant aussi dévoué.

     — Tu devrais demander à Warren Fox de s'occuper du marbre, il s'abîme sur le côté.

      Toujours accroupi face à la dernière demeure de sa famille, Phoenix me lance un coup d'œil par-dessus son épaule. Il consent ensuite à me faire face en frottant ses mains recouvertes de terre humide. Je lui tends un café, qui doit être tiède à présent, ainsi qu'un sachet de donuts de chez Danny's. Il les accepte sans rechigner, m'invitant à venir m'asseoir sur un banc, plus loin.

      Après notre engueulade d'hier soir, je me sens con et honteux de faire comme si rien ne s'était passé. Je m'en veux, non seulement pour m'être emporté, mais surtout de l'avoir forcé à me brutaliser. Sur le coup, je lui en ai voulu de me frustrer, de me faire me sentir aussi misérable. Mais au final, je sais que ça lui a fait du mal, et c'est encore pire que si la blessure m'avait atteinte.

     Ce matin, l'idée de base était de venir m'excuser auprès de lui, mais me voici en train de faire l'autruche, une fois de plus.

     — Tu sais que les Coréens ont pour habitude de déjeuner avec leurs morts ? je déclare après un temps.

     Phoenix boit son café en me lançant un coup d'œil indéchiffrable. Il me demande ensuite d'une voix grave :

     — Tu crois que mes parents préféraient leur café noir ou latté ? Car je n'en ai aucune idée.

     — Noir. Papa a toujours dit que tu ressemblais trait pour trait à Scott. Vos goûts sont quasiment les mêmes.

     Il juge un instant ma réponse, avant que les mots ne lui viennent lentement :

     — Je me rends compte que plus le temps passe, plus les souvenirs s'effacent. Je me demande ce qu'il me restera d'eux d'ici quinze ans en dehors des histoires qu'on me raconte et des photos dans les albums.

     — De quoi est-ce que tu te souviens ?

     — De détails. Mais avec le temps, ils sont de moins en moins nombreux. J'ai parfois du mal à vraiment me souvenir, je dois me concentrer, mais je ne devrais pas avoir à le faire, ça devrait me revenir sans effort. Il m'arrive de me demander : c'est vraiment arrivé ? Ou est-ce qu'on me l'a raconté ?

     Ma main rejoint celle qu'il a laissée sur son genou et nos doigts s'entrelacent.

     — Tu ne les effaceras jamais, ils seront toujours en toi, c'est simplement la vie qui suit son cours.

     Son visage se tourne vers le mien, me renvoyant son chagrin et ses regrets de ne pas avoir connu ses parents plus longtemps. Puis il se remet à boire son café en silence.

     Un moment s'écoule sans qu'aucun de nous ne dise un mot de plus. On reste juste là, assis l'un à côté de l'autre sur ce banc gelé à jouir des plaisirs simples, tel que réchauffer notre corps avec une boisson chaude, ou nous remplir le ventre de fritures de chez Danny's. Car finalement, on oublie souvent que la vie est courte, qu'elle s'écoule et nous échappe. Et il arrive un jour où on se dit qu'on aurait mieux fait de profiter du temps qui nous était imparti avant qu'il ne soit trop tard. Car un malheur est si vite arrivé...

ROCKBURY - Le poids de nos secretsWhere stories live. Discover now