Chapitre 16 : Phoenix

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Neuf ans plus tôt, novembre 2009

L'année de nos quinze ans, Benji changea. Je n'aurais su dire s'il s'agissait d'un détail dans son attitude, sa façon de penser, ou si c'était tout son être qui avait évolué. Ça n'avait pas été brutal, ça s'était fait petit à petit, durant des mois, jusqu'à ce que ça devienne flagrant.

Alors que je l'avais toujours dépassé de quelques centimètres, il grandit d'un coup et me rattrapa, si bien que ses membres devinrent fins et longilignes. Tout comme ma voix, la sienne mua, lui donnant un timbre grave et profond qui plaisait aux nanas. Mais ce qui s'était opéré chez lui n'avait rien à voir avec les changements que vivait chaque ado.

Quelque chose d'obscur s'installa dans son regard innocent, le rendant distant. J'avais parfois l'impression qu'il ne me regardait pas vraiment, qu'il avait construit une muraille entre le monde et lui, empêchant quiconque de l'atteindre. Il passait des journées entières enfermé dans sa chambre ou à traîner seul dehors. Je remplaçais alors son absence par des mecs de la classe, mais aucun n'arrivait à la cheville de Benji. Il me manquait, et ce sentiment était frustrant alors qu'on vivait sous le même toit. Je l'avais constamment sous les yeux sans pouvoir réellement l'atteindre, et ça me rendait dingue.

Alors, quand un matin sur le chemin du lycée, il me dit de le suivre vers les bois, je n'hésitai pas. Je m'engouffrai avec lui entre les arbres nus pour sécher les cours. Les feuilles mortes tapissaient la terre rendue molle par la pluie qui tombait depuis une semaine. C'était les premiers jours de l'hiver, il faisait froid, des nuages de condensation s'échappaient de nos bouches. Benji marchait devant moi, ses cheveux courts et bouclés frisant davantage avec l'humidité.

— Ça t'a pris comme une envie de pisser ? l'interpellai-je en suivant son allure.

Évitant une branche de chêne, je rabattis en arrière les longues mèches auburn qui tombaient dans mes yeux.

— J'en ai ras le bol d'aller en maths, répondit-il.

— OK, mais on aurait simplement pu aller traîner au stade.

Il s'arrêta soudain pour se tourner vers moi.

— Ton sac est vide ?

— Non. Et toi, t'as quoi dans le tien ?

Il l'ouvrit, me dévoilant qu'il n'avait pris aucun de ses cours. À la place, il y avait fourré des vêtements et un déjeuner.

— T'as prévu de partir pour combien de jours ? répliquai-je d'un ton ironique.

Benji me tendit une bouteille d'eau qui alourdissait son chargement.

— Mets ça dedans.

Je la pris sans discuter et la rangeai dans mon sac à dos, contre mes cahiers. Puis sans un mot de plus, Benji se remit à avancer.

Alors qu'on s'enfonçait davantage dans la forêt, je me mis à penser à ce que Jerry et Nelly diraient. Putain, on allait se prendre un sacré savon ! Mais ce n'était pas grave, je n'allais pas laisser tomber mon pote. Car je savais qu'avec ou sans moi, il serait parti. J'avais lu l'obstination placardée sur sa figure quand il s'était arrêté sur le trajet pour me dire : « Viens, on se tire. »

On ignora les appels des parents toute la journée jusqu'à finir par éteindre nos téléphones portables. On marcha pendant des heures, tout d'abord sur des sentiers qu'on connaissait, puis on s'aventura en terrain inconnu. Quand on n'entendit plus les voitures, on ralentit l'allure, s'arrêtant pour manger, ramasser des châtaignes, ou simplement pour regarder les feuilles qui tombaient.

ROCKBURY - Le poids de nos secretsDonde viven las historias. Descúbrelo ahora