Prologue : Benji

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Septembre 2002, seize ans plus tôt,

    On dit parfois qu'il faut avoir vécu un traumatisme pour pouvoir le comprendre. Pourtant, je n'ai jamais subi la perte d'un proche et j'ai réussi à ressentir au plus profond de moi ce qu'éprouvait Phoenix alors qu'il traversait la plus grande épreuve de sa vie. Nous ne sommes jamais préparés aux catastrophes qui s'abattent sur nous. Y réagirait-on différemment si c'était le cas ? Comment un enfant pourrait-il projeter de perdre sa famille ?

    Alors que j'entamais ma huitième année, un samedi après-midi, mes parents m'ont confié à Madame Pierce, l'une de nos voisines. Ils avaient besoin d'aller régler certaines affaires en ville, mais je savais pertinemment ce qu'ils étaient partis faire. Je me souviens m'être fâché contre la vieille veuve pour ne pas me laisser aller jouer dehors. Car j'avais prévu de terminer de préparer la cabane en bois avant que Monsieur et Madame Blackmon ne reviennent du centre-ville. Il pleuvait sans interruption depuis l'aube, j'étais condamné à attendre leur retour en jouant aux petits chevaux avec une partenaire plutôt mauvaise perdante.

    La nuit était déjà tombée lorsque mes parents rentrèrent enfin à la maison. Il y a des souvenirs qui vous restent en mémoire, ce dernier est toujours aussi présent, net, et indélébile. Je me rappelle parfaitement l'air funèbre qu'affichait mon père, les yeux rougis de ma mère, et leurs voix brisées lorsqu'ils ont remercié ma nourrice avant qu'elle ne prenne congé. Mais ce qui me touche encore aujourd'hui, c'est le visage de celui qui les accompagnait. Un garçon, du même âge que moi, aux cheveux flamboyants et aux yeux fauves qui semblaient éteints. J'étais loin de me douter qu'à partir de cet instant, ma vie allait radicalement changer. Phoenix allait habiter à la maison... Avec moi.

    J'étais tellement heureux. C'est ce dont on rêvait tous les deux depuis nos cinq ans. Parce qu'il n'y a rien de plus beau pour un enfant unique que de voir son meilleur ami ne jamais le quitter. Quelques jours auparavant, mon père avait tout préparé pour l'accueillir. Il avait débarrassé le bazar du bureau à l'étage pour y mettre un lit, une commode, ainsi qu'une armoire. Ma mère, quant à elle, avait embelli la pièce avec quelques posters et des jouets récupérés dans ma chambre. Mais lorsque mon regard croisa celui de Phoenix dans l'entrée, le rêve ne fut pas aussi éblouissant que je l'avais espéré.

    La terrible réalité me frappa en plein visage. J'avais été si impatient que j'avais délaissé les raisons pour lesquelles il venait vivre chez nous. Ses parents avaient trouvé la mort dans un accident de voiture quelques jours plus tôt, leur enterrement avait eu lieu cet après-midi-là. En tant que parrain et marraine, Jeremiah et Nelly Blackmon avaient la responsabilité de prendre soin du fils des défunts, et ils s'engageaient à l'élever et à l'aimer comme leur propre enfant.

    Phoenix était sorti de l'hôpital le jour même afin de faire ses adieux à sa famille. Il portait un bracelet blanc autour du poignet ainsi que des nouveaux vêtements. Son air était triste, accentué par l'hématome étalé autour de son œil droit, et ses cheveux étaient mouillés par la pluie. Toute sa silhouette ruisselait de désespoir et de douleur, celle d'une enfance brisée. Face à cette souffrance étrangère pour moi, j'eus l'envie irrésistible de le prendre dans mes bras. Mais Phoenix me le refusa. Il me tourna le dos pour accrocher son manteau trempé à une chaise, avant d'aller se réfugier dans le canapé. Aussitôt, je voulus le rejoindre, mais mon père m'en dissuada. D'après lui, il était encore trop tôt pour ça.

    Le reste de la soirée, Phoenix ne prononça pas un mot. Ni à mes parents ni même à moi. Il ne mangea pratiquement rien au dîner, détournant les yeux dès que les miens se posaient sur lui. Puis il partit se coucher tôt, l'air encore plus accablé. Je restai un moment à table avec mes parents à encaisser le coup, triturant les légumes dans mon assiette. Tandis que mon père me rappelait la conduite à adopter avec notre invité, ma mère comprit tout de suite d'où venait le problème.

    — Il a besoin d'un peu de temps pour s'habituer à sa nouvelle vie, me rassura-t-elle en me caressant les cheveux. Au début, il va falloir être très gentil et patient après ce qu'il a vécu, tu peux faire ça pour lui, mon cœur ?

    — Tu me l'as déjà dit au moins mille fois... Je le connais, je sais quoi faire. 

    — S'il te plaît, écoute ta mère, intervint mon père d'un ton las. C'est différent aujourd'hui, Phoenix est différent.

    — Il ne changera jamais, papa.

    Ils échangèrent un regard lourd de sens.

    — Ne complique pas les choses, Bennie. Et rappelle-toi, tu ne dois pas évoquer Sc...

    Il s'arrêta sans pouvoir finir sa phrase.

    — Je ne dois pas lui parler de Scott et Jenna, terminai-je pour lui. Je sais tout ça.

    Durant l'enfance, ma candeur me joua souvent des tours. Cette fois, elle blessa mon père. Ses yeux s'embuèrent de larmes, et ma mère joint sa main à la sienne en signe de réconfort. En un regard, elle me fit comprendre qu'il était temps pour moi d'aller me coucher. Alors j'abandonnai mes parents dans le salon pour regagner l'étage.

    La porte de l'ancien bureau était entrouverte. Dans l'obscurité du couloir, seuls des sanglots presque inaudibles brisaient le silence qui régnait dans cette partie de la maison. Malgré les consignes de ma mère, je poussai la porte et me laissai guider dans le noir par les pleurs de Phoenix. J'arrivai à pas feutrés jusqu'au lit dans lequel il s'était retranché, dissimulé sous son épaisse couette. Ma main se posa délicatement sur le monticule agité.

    — Nix ?

    Ses pleurs s'arrêtèrent aussitôt et il renifla bruyamment.

    — Phoenix ? Ça va ?

    Il y eut un froissement de drap, mais aucune réponse. Alors, doucement, je m'infiltrai sous sa couette. Son corps tremblait lorsque je me blottis contre lui. Mais ce n'était pas le froid qui le secouait ni mes pieds gelés contre ses chevilles. Mon buste collé à son dos, je passai mon bras par-dessus son flanc pour le serrer contre moi. Il se remit immédiatement à pleurer.

    — Je sais que tu es triste, murmurai-je en lui frottant le bras. Mais papa et maman vont prendre soin de toi. T'es avec nous, maintenant. Ça va aller, fais-moi confiance.

    Sa main se referma sur la mienne, et on resta un moment sans rien dire. Plus le silence nous engloutissait, et plus je voulais lui faire comprendre qu'il n'était pas seul. Mais par-dessus tout, comme on pompe le venin d'une plaie, j'avais envie d'aspirer sa peine pour qu'il arrête de souffrir.

    Après plusieurs minutes à sangloter dans mes bras, Phoenix finit par se calmer et s'endormir. Et alors, la promesse muette que je lui fis ne fut jamais aussi sincère qu'en cet instant. Je savais qu'il lui faudrait du temps pour guérir et se reconstruire. Alors je deviendrai sa famille et son soutien. Je serai son bouclier contre les épreuves que la vie lui infligerait. Sa lumière lorsque l'obscurité le menacerait.

    Du haut de mes huit ans, je savais déjà qu'on était unis par un lien beaucoup plus fort que l'amitié. Phoenix était amené à devenir plus que mon meilleur ami, il allait devenir mon frère. Et alors que le sommeil me gagnait à mon tour, j'enfouis mon visage dans ses cheveux pour lui confier près de l'oreille :

    — Je serai toujours là pour toi. Je te le promets.

ROCKBURY - Le poids de nos secretsWhere stories live. Discover now