Chapitre 5 - 2 - Le col du Loup Hurlant (Steelblue)

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C'était fini. Les silhouettes avaient disparu, et avec le vacarme des coups de feu, nous ne trouverions plus rien pendant un moment. Néanmoins, la chasse était bien meilleure que ce que j'espérais. Nous descendîmes à travers les éboulis et le verglas pour rejoindre la tache sombre que formait le corps maintenant inanimé. Quelques minutes plus tard, un peu essoufflé par l'effort et l'air raréfié des hauteurs, j'échangeai un coup d'œil avec celle qui m'accompagnait.

— Je reste ici, fit Samina, tu peux pister l'autre.

Je hochai la tête et partis dans la direction vers laquelle le mouflon touché avait fui. Entre les traces de sabots et les gouttes de sang frais perlant dans la neige, il ne fut pas difficile de remonter la piste. Il me fallut courir pour rattraper la bête, qui, même blessée, luttait pour sa survie en s'éloignant aussi vite que ses trois pattes le lui permettaient.

En arrivant enfin à sa hauteur, je la remis en joue, et visai la tête. Je n'allais pas m'approcher davantage, si elle me chargeait de ses cornes, c'était moi qui serais en danger.

Il me fallut deux nouvelles balles pour l'atteindre pour de bon, mais le deuxième bouquetin s'effondra à son tour. Je rejoignis la carcasse et me penchai pour vérifier s'il était bien mort. Son cœur battait encore, mais vu l'état de sa tête, c'était une question de secondes. Chassant mon dégoût, je le soulevai pour le jeter sur mes épaules et fis demi-tour. S'ensuivit une longue marche, la gorge sèche, les tempes battantes, le sang coulant sur le cuir de mon manteau. Je m'enfonçai profondément dans la neige sous le poids des deux corps, sentant mon épaule et ma jambe me lancer comme pour me rappeler que j'étais encore convalescent, et songeai que le retour allait être long. Heureusement que nous avions vite trouvé du gibier, je n'aurais pas aimé avoir à marcher deux heures avec soixante kilos de viande sur les épaules.

Revenant sur mes pas, je trouvai la silhouette de Samina, à genoux dans la neige, devant notre prise. Elle lui avait fermé les yeux et priait pour son salut en silence. Elle ne s'arrêta pas en m'entendant arriver, et, après un instant de flottement, je posai l'autre bête au sol et lui fermai les yeux, avant de m'asseoir en silence à côté d'elle, respectant ce temps de prière. Nous avions bien assez à manger pour les jours à suivre, rien ne pressait. Je pouvais respecter cela.

Au bout de quelques minutes, elle se leva, épousseta les pans de mon manteau, et se tourna vers moi.

— Il est temps de rentrer, n'est-ce pas ?

— Veux-tu rejoindre le refuge pour demander de l'aide ?

— Nous pouvons y arriver seuls.

Je la regardai, un peu dubitatif. Un bouquetin pesait au moins autant qu'elle, et je l'imaginais mal remonter les pentes que nous avions dévalées tout à l'heure avec un tel poids sur le dos. De mon côté, je n'étais pas sûr que ce soit raisonnable de solliciter mon corps fragilisé par le combat passé, mais l'avouer à Samina m'aurait fait sentir affreusement faible. Son regard à elle ne cillait pas.

— D'accord, faisons ça, abdiquai-je. Mais si tu fatigues trop, nous les poserons pour aller chercher du renfort.

Elle hocha la tête, et je l'aidai à hisser le corps encore chaud de la bête sur ses frêles épaules. Elle se redressa péniblement, puis nous nous mîmes en marche, nous enfonçant dans la neige jusqu'aux genoux, progressant à pas lents. Mon épaule me lançait déjà sous le poids de son fardeau.

— Ce n'est pas trop dur de m'accompagner à la chasse ? De les voir mourir ?

— Ils nous nourrissent... je peux bien les respecter assez... pour être témoin... de leur mort... et prier... pour leur âme.

Je savais que la religion Ishbale considérait la vie humaine comme sacrée, mais je n'avais pas réalisé qu'ils respectaient aussi la vie animale, et même végétale. Il semblait qu'ils avaient une conscience aiguë du fait que leur survie dépendait de la mort d'autres êtres. Nous autres, habitants athées d'Amestris, nous ne nous embarrassions pas autant de ces questions qui devaient être un gros poids pour ce peuple.

— Cela ne va pas contre votre religion de manger de la viande ? demandai-je, un peu perplexe.

— Nous ne tuons... que pour nous nourrir... et nous remercions la terre.... de nous permettre de survivre, répondit-elle, peinant à parler sous l'effort. Les prédateurs... tuent eux aussi... devrions-nous... les en empêcher ? Doivent-ils mourir... à cause de nos règles ?

Je hochai la tête avec un sourire triste. Si seulement notre État avait la clairvoyance de ne pas imposer sans discernement des règles à des peuples auxquelles elles n'appartiennent pas.

Lourdement chargés, la marche nous prit au moins le triple de temps au retour, et nous nous arrêtâmes plusieurs fois pour reprendre notre souffle. Je craignais pour Samina qui souffrait visiblement sous le poids de la bête. Si j'avais pu, j'aurais porté les deux bêtes pour l'épargner, mais je savais que même en parfaite santé, je n'en aurais pas été capable, et elle n'aurait pas voulu être privée de cet effort qui la faisait sentir utile.

Toutefois, en arrivant à portée de vue du repaire du col du Loup hurlant, elle s'avoua vaincue et laissa tomber à terre la lourde carcasse, respirant bruyamment, titubant avant de s'adosser à un arbre. Elle avait épuisé ses forces, et j'étais moi-même à bout. Je tournai la tête vers elle et lui fit signe que je l'avais vue avant de reprendre ma route.

En toquant quatre coups à la porte métallique, je me rendis compte que mes jambes tremblaient, et que je tenais à peine debout après cet effort excessif. Mais quand on m'ouvrit, les exclamations face à ma prise me rappelèrent que cela en valait la peine. Avec les céréales et les fruits séchés que nous avions en réserve, nous aurions de quoi festoyer pendant des jours.

— Il y en a un autre... en bas du chemin... Samina l'a porté... jusqu'ici... mais de l'aide... serait la bienvenue.

Deux de ses amies empoignèrent un manteau pour la rejoindre, et deux autres Ishbals soulevèrent ma prise en pestant.

— Quelle idée de te charger autant ! Tu as déjà oublié la gravité de tes blessures ? Vous auriez dû demander de l'aide !

J'aurais voulu les contredire et prétendre que ce n'était pas si difficile, mais l'épuisement m'écrasait tellement, qu'à la place, je m'affalai à même le sol. Je commençais à avoir des vertiges, ma jambe me lançait et j'avais les épaules en feu.

— Samina et toi, vous êtes vraiment les pires des têtes brûlées...

Incapable de nier ni de faire le moindre effort, je laissai les autres prendre le relais. Je m'adossai au mur du bâtiment et laissai ma tête basculer en arrière, levant les yeux vers les poutres de bois noir du plafond en laissant les souvenirs m'envahir.

Bras de fer, gant de velours - Quatrième partie : En coulissesजहाँ कहानियाँ रहती हैं। अभी खोजें