Chapitre 3 - 2 : Jour après jour (Roxane)

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Si seulement tous les membres de l'armée étaient comme Edward, pensai-je en escaladant les marches de l'escalier qui menaient à l'imprimerie d'Earnest Grant, que nous étions parvenus à conserver grâce à l'aide de son ami et propriétaire, qui nous avait ouvert grand les portes quand nous lui avions exposé notre projet.

Je reconnus la silhouette de Tommy qui m'attendait déjà, et lui fis un grand signe de main, avant d'arriver à sa hauteur. Je sortis le trousseau de clés de ma poche et ouvris la porte du bâtiment. En entrant, je fus saisie par le froid immobile qui régnait à l'intérieur. J'allumai les lumières de l'atelier, retrouvant les silhouettes familières des machines d'imprimerie. J'eus un petit sourire ému. Si Earnest nous avait vus utiliser ses machines dans ce but, il aurait sans doute été fier de nous, je le connaissais assez bien pour en être convaincue.

— Où sont les tracts, du coup ?

— On les a mis à sécher hier, au fond à gauche, répondis-je en désignant l'endroit vers lequel je me dirigeais.

Tommy me suivit, et ramassa avec moi les feuilles format grand aigle qui avaient séché dans la nuit, pendues à un fil, puis en fit une pile bien régulière sur le massicot. J'allumai la machine qui commença à vrombir, puis, avec l'aide de mon ami d'enfance, recoupai plusieurs fois pour séparer les douze flyers imprimés par feuille. Earnest avait eu la sagesse d'investir dans un énorme modèle, qui nécessitait deux personnes pour l'actionner, marqué sans doute par un accident qu'il avait vu des années auparavant.

Une fois les piles prêtes, j'éteignis la machine et m'attablai avec lui pour les plier en trois avec la régularité d'une machine. Depuis des semaines que je faisais ça, j'étais devenue rapide, et j'en pliais trois fois plus que Tommy dans le même temps. Dans le silence de la pièce, qui sentait le métal, l'huile et l'encre, celui-ci toussota pour entamer une conversation.

— Quoi ? fis-je, un peu agressivement malgré moi.

— Ça va ? souffla-t-il d'un ton vaguement inquiet.

Je me figeai dans mon geste et le regardai avec un peu de méfiance. Était-ce un nouvel angle d'attaque pour essayer de me draguer ? Nous avions eu plusieurs fois cette discussion, et sa persévérance me pesait vraiment.

— J'ai un travail, un toit et l'estomac plein, que demander de plus ? demandai-je d'un ton un peu distant.

— Tu penses toujours à Central, non ? fit-il, m'étonnant de sa lucidité.

Cette question, qui aurait pu paraître innocente à d'autres, me donna envie de pleurer. Je repris des feuilles d'un geste un peu trop vif, continuant mon travail pour cacher mon trouble.

— Ça m'arrive, admis-je. Mais il faut s'y faire, ça n'est pas près d'arriver. Je n'ai presque plus d'argent de côté, personne là-bas pour m'aider, et de toute façon, comment pourrais-je quitter Lacosta et les autres au milieu de ce bordel ? Ce serait horrible de ma part.

— Tu n'arrêtes pas d'aider les autres, murmura Tommy. Tu es trop gentille, tu devrais penser un peu plus à toi parfois.

— Et abandonner les autres à leur sort ? grommelai-je. Tu oublies que toi et moi, on aurait aussi bien pu faire partie du clan des laissés pour compte.

— Je sais.

Le silence retomba, pesant. Il ne faisait plus bon vivre à Lacosta depuis longtemps déjà, mais, pour avoir grandi dans cette ville d'aussi loin que je me souvienne, la voir tomber en ruine me brisait le cœur. Les prostituées au chômage, errant, dormant dans les rues, sous les porches, dans les halls d'immeubles quand elles avaient de la chance, avaient rapidement fait fuir une bonne partie des visiteurs. La ville avait perdu tout son attrait, entre les établissements fermés et les militaires omniprésents, le paradis de la débauche était devenu d'une austérité inquiétante. 

Bras de fer, gant de velours - Quatrième partie : En coulissesOn viuen les histories. Descobreix ara