Alexia suivit une sorte de grand squelette revêtu d'une robe noire et d'un chapeau ressemblant aux bonnets péruviens. La créature la conduisit jusque dans une immense chambre dont la terrasse donnait sur un panorama à couper le souffle, fait de bouches de volcans en éruption s'étalant à l'infini dans une plaine de cendres noires où volaient des sortes de dragons à écailles pourpres. Pas vraiment un décor de contes de fée, songea Alexia en s'écroulant sur le vaste lit couvert de coussins en velours.
Elle ressentit aussitôt une sensation de vertige et ferma les yeux pour lutter contre la torpeur qui l'envahissait. Ce n'était pas la première fois que cela lui arrivait et elle comprit immédiatement que son symbiote se manifestait à elle en sollicitant son esprit.
Des images se formèrent dans sa tête. Elle se sentit décoller, flotter dans l'espace au-dessus de plusieurs personnes vêtues de blouses blanches. Un chirurgien, bistouri en main et masque sur le visage, semblait concentré sur un corps. Alexia sentit qu'elle se rapprochait de la scène. Le corps lui était caché par le dos d'un des docteurs entourant la table d'opération.
Elle sentit son corps se décaler sur le côté afin de ne plus être gêné par ces obstacles. Ce qu'elle découvrit alors la terrifia.
Le corps que l'on était en train d'opérer, c'était le sien. La tête endormie posée sur la table d'opération et maculée de sang, c'était la sienne. Pire : sa boite crânienne était ouverte et un trou bien net apparaissait entre les méandres de son cerveau.
Son symbiote lui faisait assister à sa propre opération ! Elle ressentit aussitôt un spasme lui tordre l'estomac et crut qu'elle allait vomir.
Mais de quel estomac s'agissait-il ? De celui qui était caché sous les draps de la patiente en train d'être opérée ou bien de celui qui flottait, immatériel, dans l'espace au-dessus de la salle de chirurgie ?
Alexia avait parfaitement conscience qu'il ne s'agissait que d'une image, d'une projection mentale que son symbiote lui faisait ressentir, mais le réalisme de tout ce qu'elle percevait lui faisait confondre rêve et réalité.
Soudain, elle perçut la présence du duc. Où était-il ? Allait-il surgir, tel un fantôme, dans l'espace au-dessus de la salle ?
— Ce serait une possibilité, mais je crains que cela ne te fasse trop peur.
La voix provenait du chirurgien qui brandissait le scalpel. Fascinée, Alexia reconnu le visage émacié du duc caché sous le masque lui couvrant la bouche. Ses yeux d'un rouge incandescent se levèrent vers elle.
— Ce que tu vois n'est bien entendu qu'une projection de l'avenir que ton symbiote te fait percevoir. Dans peu de temps, les chirurgiens tenteront d'extraire ton symbiote et ils te tueront...
Alexia ne répondit pas. Elle savait parfaitement que le duc disait vrai. C'était l'avenir qui se présentait à elle, ou du moins l'un des chemins que pouvait prendre l'avenir, selon ce qu'elle déciderait de faire.
— Exactement, petite terrienne. « Selon ce que tu décideras de faire ». Le moment de choisir est venu. Si tu décides de te rallier à moi, ton corps survivra. Tu reverras tes parents et tu retourneras tranquillement en classe, comme si tout cela n'avait été qu'un long cauchemar...
— Et si je refuse de rester avec vous ?
— Tu connais déjà la réponse : ton corps ne résistera pas à l'intervention chirurgicale. Tes amis et tes parents pleureront ta mort. Oh, bien sûr, Daniel trouvera une solution ! Tu seras une sorte de fantôme dont l'esprit dérivera dans l'espace, tel celui de Korian.
— Korian, un fantôme ?
Le duc ne répondit pas, attendant que la jeune fille se rende compte par elle-même qu'il disait vrai. Tout ce que lui montrait le duc était vrai. Elle sentit sa raison vaciller.
— Daniel et les siens ont de larges pouvoirs, mais ils ne pouvaient pas empêcher ce caillou de l'espace de traverser ton crâne. Seul le hasard en a décidé ainsi. Je peux t'éviter de faire souffrir les tiens, si tu décides de rester avec moi.
— Et je suppose qu'il faudra que je vous lègue mon âme, ou un truc du même genre ?
Le duc éclata d'un rire grinçant.
— Non, cela c'est du passé. Dans les temps anciens, les hommes me prenaient pour le Diable. Ils pensaient devoir me confier leur âme et signer un contrat de leur sang. Je t'assure que je n'ai rien à voir avec un quelconque démon ! Je suis un seigneur de Salomonis. Mon peuple a appris à domestiquer la matière noire. Ce que je te propose c'est un simple contrat moral : tu t'engages à suivre mon enseignement afin que je t'apprenne à domestiquer la matière noire et en échange, je maintiens en vie ton corps terrestre pour que tu puisses continuer à mener une vie normale.
— Je pourrais très bien demander cela à Daniel... La vie sur Ganymède m'a l'air un peu plus sympa qu'ici !
— Daniel et ses comparses ne savent pas maintenir les corps en vie. De toute façon, je ne te retiens pas prisonnière. Si tu le souhaites, tu pourras quitter mon domaine dès que mon enseignement sera terminé. Tu restes libre de tes choix.
— Je veux seulement que tout cela s'arrête et que je puisse retourner vivre dans ma famille.
— Bien entendu. Dès que tu auras donné ta parole, tu seras libre de retourner chez toi. Je t'en fais le serment.
— Mais qu'est-ce que vous avez tous après moi ? Je ne suis qu'une ado de banlieue. Mon seul tort est d'avoir ramassé ce fichu caillou. Vous ne pouvez pas me foutre la paix, tout simplement ?
— Les derniers êtres humains à avoir « ramassé ces cailloux » comme tu dis, s'appelaient Albert Einstein, Peter Higgs ou Shinya Yamanaka. Ces noms te disent quelque chose ?
Bizarrement, Alexia sentit que ces noms lui étaient familiers, bien qu'elle ait été sûre de n'en avoir jamais entendu parler.
— Ce sont des savants ? Ils se sont retrouvés comme moi avec des symbiotes ?
— Tout juste. Les Sages pensent que les humains doivent être aidés dans leur évolution. Irène et Joliot Curie ont chacun trouvé une pierre. Cela les a aidés à découvrir la radioactivé en 1934. Ensuite ce fut au tour de George Gamow en 1947. Il développa la théorie du Big Bang. Puis ce furent Watson et Crick en 1953 pour la découverte du séquençage du génome. Je peux encore te citer Ian Wilmut et Keith Campbell et leur fameuse brebis clonée. C'était en 1996. Seize ans plus tard, Shinya Yamanaka se fit connaître par son étude sur les cellules souches, (les Sages voulaient vous aider à progresser en médecine). Mais celui que je préfère, c'est Peter Higgs qui confirma en 2012 l'existence du fameux boson et de la matière noire.
— Encore la matière noire ! C'est quoi ce truc, à la fin ? Vous n'arrêtez pas de nous en parler mais je ne sais toujours pas ce que c'est.
— Vos scientifiques ont découvert que l'univers connu n'était composé que de 4 % de matière visible. Tout ce que vous connaissez : les planètes et leurs satellites, les étoiles, qu'elles soient naines ou géantes, tout cela ne compose que quelques petits pourcents de la masse réelle du monde. Les 96 % restant vous sont encore totalement inconnus. Il se trouve que Salomonis, ma planète, est située à un endroit de l'univers qui permet justement d'observer et de mesure cette matière noire. Nous l'étudions depuis des milliers d'années et tous les peuples des autres mondes viennent nous consulter lorsqu'ils veulent en apprendre davantage sur cette inépuisable et terrifiante source d'énergie. Car c'est bien d'une nouvelle source d'énergie qu'il s'agit. Une source d'une telle puissance qu'elle ravale l'énergie nucléaire au rang de simple accessoire !
Alexia bailla, montrant ostensiblement au duc qu'elle se fichait pas mal de toutes ses explications. Il s'en rendit compte et poussa un grognement d'impatience.
— Je me fiche pas mal de tous ces trucs. De toute façon, je n'y comprends rien. Tout ce qui m'intéresse, c'est de rentrer chez moi.
— Si tu réintègres ton corps maintenant, ton esprit mourra avec lui, lorsque l'opération aura échoué. Tu sais parfaitement ce qui va se passer. Ton symbiote a ouvert ton esprit. La matière noire me permet d'entrer dans tes pensées...
— Elle ne doit pas être si puissante que cela parce que je suis déjà au courant de trucs que vous n'avez même pas imaginés...
A ces mots, il se passa quelque chose de très étrange dans la salle d'opération Un halo lumineux se forma autour de deux des médecins qui entouraient le corps d'Alexia.
Alexia sentit les larmes lui venir aux yeux. Ces silhouettes lui étaient familières. Elle reconnut les visiteurs avant même qu'ils n'aient ôté leurs masques plaqués sur le bas de leurs visages. Korian et Karine !
Ils faisaient partie de ceux qui participaient à l'opération d'Alexia. Du moins, c'est ce que l'esprit d'Alexia avait imaginé et concrétisé sous ses yeux. Le duc d'Astaroth gronda de colère.
— Comment osez-vous faire irruption en pleine opération ? Vous violez tous les traités galactiques !
Korian leva la main en un geste d'apaisement en direction de la haute silhouette sombre du duc.
— Du calme, duc d'Astaroth. Pervertir l'esprit d'une humaine pour l'inciter à rallier votre cause n'est pas non plus autorisé ! Vous aurez à rendre des comptes au conseil des Sages !
Indifférentes à ces échanges agressifs, les deux jeunes filles s'embrassèrent avec fougue.
— Tu m'as fait une de ces peurs ! Pourquoi es-tu sortie de ta chambre sans m'avertir ? J'ai bien cru que je ne pourrai jamais te retrouver. Heureusement que Korian a pu m'amener jusqu'à toi !
— Désolée, ma poule. J'avais juste un petit creux et je ne pensais pas que le duc allait m'alpaguer et me faire venir jusqu'ici. Tu as vu sa crèche ? On se croirait à Minas Tirith !
— Ne serait-ce pas plutôt « Minas Morgui », la cité citadelle de la planète du Gondor ?
— Tu débarques, le duc ! Minas Tirith est le nom d'une cité fictive, dans le Seigneur des Anneaux.
Le duc éclata d'un rire tonitruant, sous le regard interloqué des deux adolescentes. Ce fut Korian qui vint à leur aide en leur fournissant quelques explications.
— En fait, ce lieu est tout sauf fictif. Il se trouve que le royaume du Gondor existe réellement. J'ai moi-même accompagné Tolkien sur Minas Anor, avant qu'elle ne prenne le nom de Minas Tirith.
— Tu veux dire que toute cette histoire du Seigneur des Anneaux aurait réellement existé ?
— C'est le cas pour beaucoup de films de science-fiction diffusés aux humains. Dans la plupart des cas, ils se basent sur des faits réels. Une façon comme une autre de préparer les humains à la vue de mondes extraterrestres...
Alexia poussa un profond soupir. Cela recommençait ! Des tonnes et des tonnes d'informations nouvelles, plus étranges et fantastiques les unes que les autres et qu'il fallait faire accepter de force à son pauvre petit cerveau bourré de certitudes. Elle en avait vraiment assez !
— Karine, je t'en supplie, il faut qu'on rentre chez nous ! Je vais devenir dingue si je reste ici une minute de plus !
— Tu sais bien que tu n'es que dans une projection mentale contrôlée par le duc. Cette opération n'est qu'une mise en scène de celle qui est réellement en train d'avoir lieu sur Ganymède. C'est à toi de décider d'en sortir.
— Pour me retrouver où ? A la morgue, une fois que l'opération aura échoué ? Il faudra aussi que j'assiste à mon enterrement ?
— Nous allons tout faire pour te sauver.
— Tu sais bien que je vois les chemins de l'avenir... Je sais ce qui va se passer si je rentre maintenant...
Karine sentit les larmes lui venir aux yeux et fit un effort pour ne pas éclater en sanglots. Elle savait que sa copine risquait sa vie.
— Le duc essaie de t'embobiner. Ce qui l'intéresse, c'est le pouvoir que tu as sur ta pierre. Il a fait le même coup à Tom et Adam. Ce mec, c'est le côté obscur de la force ! Faut surtout pas croire à ce qu'il te dit. Je parie qu'il t'a promis la vie éternelle ou un truc du même genre...
— T'es pas loin : il veut me faire connaître le pouvoir de la matière noire.
Korian poussa une exclamation indignée.
— Ce serait de la folie ! La matière noire est bien trop puissante pour être maitrisée par une terrienne sans expérience ! Cela la tuerait !
Karine lui fit signe de la laisser faire. Elle prit son amie par le coude et l'amena un peu à l'écart du duc.
— En ramassant ces pierres venues des étoiles, nous avons changé notre destin, Alexia. Nos symbiotes sont venus se greffer dans nos corps de manière irrémédiable. Le professeur Daniel et Korian nous ont aidés à nous enfuir pour nous réfugier sur Ganymède. Les scientifiques terriens sont prêts à tout pour nous reprendre ces pierres. Elles ont une importance inestimable à leurs yeux.
— Je sais déjà tout cela, ma petite reine des Bisounours ! Si tu savais toutes les choses que je vois arriver, sur les chemins de l'avenir !
— C'est un pouvoir merveilleux que tu as reçu. Nous avons été choisies par les Sages pour aider le monde à s'améliorer. Personne ne doit nous reprendre les symbiotes. Ils feront partie de nous jusqu'à notre mort. Les humains veulent nos pierres. Le duc veut ton pouvoir. Il n'y a qu'en Daniel que nous pouvons avoir confiance. Viens avec Korian et moi et nous retournerons à l'Université. Daniel nous apprendra à contrôler nos nouveaux pouvoirs et tout ira bien...
Le duc leva ses mains gantées et applaudit de manière sarcastique à l'issue de cette tirade de Karine.
— Bravo, bravo ! Je ne peux qu'applaudir à un mensonge aussi bien présenté, jeune terrienne ! Mais en réalité, celui que vous avez appelé « professeur Daniel » n'est rien d'autre qu'un scientifique à la solde de ces vieux fous qui se sont bombardés du nom de Sages. Alexia, écoute-moi attentivement : si tu suis le chemin proposé par Daniel, alors tu feras perdre à la race humaine une chance unique de rejoindre enfin les mondes civilisés de la Galaxie. Regarde ton cerveau : vois le trou que le symbiote a laissé lorsqu'on l'a arraché de ta cervelle. Cette blessure va te tuer et tu ne pourras jamais utiliser le pouvoir de ton symbiote. C'est cela le vrai enjeu : les Sages veulent vous faire progresser dans vos domaines de connaissance, mais sans vous ouvrir les portes menant aux autres mondes. La Terre a été mise en quarantaine à cause de la violence de vos mœurs. Ce sont les gens comme Daniel qui interdisent aux mondes nouveaux de venir rejoindre le reste de la Galaxie. Suis-moi et ton peuple pourra enfin échapper au contrôle des Sages et redevenir libre parmi les autres peuples de la Galaxie !
Alexia se rendit compte que tout le monde guettait sa réponse. S'en était trop pour elle.
— On fait comment, déjà, pour quitter cette réalité ? Il faut lâcher prise mentalement, c'est bien ça ?
Elle jeta un œil en direction de Korian, qui se tenait dos à une des larges baies vitrées de la chambre. Son visage semblait inquiet. Elle regarda alors vers le duc et se rendit compte qu'il tentait de masquer son excitation par une expression détachée. Elle ne fut pas dupe. Le duc attendait clairement qu'elle se rallie à sa cause. Quand à Karine, elle semblait surtout inquiète de la santé de son amie. Un bon point pour elle !
L'adolescente hésita de longues secondes. En acceptant de revenir sur Ganymède, dans son vrai corps, elle savait qu'elle risquait de ne pas pouvoir survivre à l'opération. Les chemins de l'avenir montraient clairement une issue sombre et fatale si elle orientait son futur vers cette direction.
D'uncôté la mort physique, de l'autre côté l'alliance avec un être diabolique... Elleferma les yeux et laissa son esprit se détendre, penser à un autre univers.Elle lâcha prise...