- Tu vas gagner ton pain comme tout le monde, mon cochon.

- M'appelle pas comme ça.

Elle décoche la scie de sa cible et la repose sur le billot.

- Touché, on dirait... Va nettoyer ton bordel maintenant, ajoute t-elle en me désignant l'évier dans un coin de la pièce. Allez, fais-le.

Mes mains sont calleuses et dures, comme celles de Ginny. Elle sait sans me regarder que je ne suis pas blessée. C'est que les lames ne cisaillent plus la peau comme autrefois...

- Vous êtes la seule à avoir accepter, pas vrai ? Personne ne voulait m'approcher.

Pliée en deux sur mon fauteuil, mes doigts effleurent à peine le manche d'une scie. Dans sa chute, elle a glissé sous le billot. Je tends le bras. Mon dos gémit. J'ai les os qui grincent. Mes doigts repoussent la scie plus loin.

- Vous n'avez pas peur ?

Je me penche davantage, les mains à plats dans le sang.

Le fauteuil a un mouvement de recul.

Je garde mon équilibre.

- J'ai entendu des cris plus effrayants, répond Ginny en reprenant sa tâche.

Je redresse la tête vers la fenêtre qu'elle a ouverte. L'odeur est moins suffocante ; le bruit de déchirement, de sussions, comme couverts par le rire des enfants. La pièce est plongée dans une lueur crue, alors qu'on a pourtant passé l'heure du déjeuner depuis longtemps.

Ma main rampe sous le billot, l'autre maintient les accoudoirs du fauteuil qui recule en arrière à mesure que je m'abaisse. Enfin, mon doigt tâte le contour d'une lame. Les roues glissent sur le sang. Et je m'effondre.

- C'est pas un travail facile mais c'est gratifiant et ça calme les mauvaises pensées, ça moule les mauvaises têtes, lâche enfin Ginny. Soit tu finis par aimer, soit tu finis par vomir ton déjeuner... Travaille bien, travaille vite et on aura du steak de cerf ce soir. C'est tout ce que j'ai à te dire.

J'ai le visage peinturluré de rouge. Mes bras n'ont pas la force de me relever.

Elle m'agrippe par le col et me colle dans mon fauteuil.

J'aurais pu me noyer.

Elle a ce regard des gens qui me connaissent bien.

- Comment vous faites ?

Je pose mes doigts sur mes joues, sur mon front, sur mon cou, mais il n'y a que du sang.

- On raconte que tu voulais sortir, dit-elle sans pouvoir s'en empêcher. Il faisait un sale temps, ce soir-là.

Elle ramasse les scies et les pose sur mes genoux.

- On dit aussi que tu cherches quelqu'un. Quelqu'un que tu aurais perdu.

Elle enroule ma main autour du manche, pousse mon fauteuil jusqu'au billot,

Et tire vers moi une pièce de chair rouge et luisante.

- Coupe-moi ça en morceaux.

Le couteau est beaucoup trop lourd. Mes mains glissent sur la chair.

J'aurais préféré me charger d'enlever la peau.

J'ai l'impression de tenir mes propres boyaux.

Mes doigts se resserrent autour de la prise. La lame glisse en sifflant.

Ça fait longtemps que je n'ai pris le temps de découper la viande.

Je la tiens dans ma main. L'odeur me traverse.

Et ça ne me fait plus rien.

- Ginny. C'est ton vrai nom ?

- Les gens m'appellent plutôt la tarée.

- Je me disais bien. Toi aussi... Tu lis, Ginny ?

- J'ai une cuisine à faire tourner, elle grommelle. On a pas tous été nourrie-logée gratis.

- C'est plutôt une boucherie. Ça, c'est plutôt une boucherie, je répète en arrachant un tendon un peu trop résistant. Y'a rien d'autres que de la bidoche ici.

- La chasse a été très bonne, se justifie Ginny.

De ce que j'ai vu sous les éclairs, il y a toute une cour, des grilles et des miradors. Derrière s'étend la forêt et le brouillard. Je n'ai pas vu de route ; comme si on avait coupé cet endroit du reste du monde. Les arbres se prolongent jusqu'à l'horizon et sous leurs cimes, il y a sans doute Chris.

- Je suis une bonne chasseuse. J'ai vécu dehors longtemps.

- Haha, ironise Ginny. J'en doute pas. Mais en attendant, tu t'affoles pour deux giclées de sang. T'es pas... Mais qu'est-ce que tu fous ?! aboie t-elle en me rejoignant, faisant claquer ses chaussures sur le parvis. J'ai dit des morceaux, pas de la bouillie !!

Elle tente de m'arracher la scie des mains mais d'un geste, je recule mon fauteuil.

- Montrez-moi. Qu'on est un steak de cerf ce soir.

Ses claquettes pataugent dans le sang.

Et les rires des enfants nous explosent aux tympans.

- La viande ne t'a rien fait. Traite la bien, m'intime Ginny. Je ne veux pas voir tes doigts tripotés la nourriture. Et, en fait, on est pas dans un café littéraire ici, alors c'est fini la conversation... On se concentre, siffle t-elle et je rapproche mon fauteuil. Tiens, prends-le. Appuie. Plus fort, c'est de la bidoche, pas du beurre ! Voilà et d'un mouvement sec, tu sectionnes. Sec, le mouvement. N'hésite pas. Tranche-moi ça. C'est bien, ça se voit que t'es du genre à avoir trancher des gorges toi ! Ah euh pardon. On retourne à ses moutons. T'as compris haha... C'est la fin de la discussion.

Mon couteau effiloche une pièce de cerf.

- T'en a déjà tranché toi ?

Elle se retourne et me pointe moi et le plan de travail.

- Allez ! elle s'impatiente. Au bou...

- Si t'en avais déjà tranché, tu saurais que c'est compliqué ! je promets. C'est qu'une seule chance, qu'un seul instant et si tu rates... Si tu rates, les bras se referment sur toi. Bah, Ginny, je croyais que t'avais pas peur de moi ?

Elle ne me regarde pas.

- J'ai déjà vu des choses plus effrayantes que toi.

- C'est ça...

Mon couteau s'abat. Le sang qui s'écoule du billot a déjà repeint trop de mes souvenirs.

Et je ne sais plus si je l'ai déjà fait.

- Hé, Hélène.

Je relève les yeux vers elle.

- Hannibal Lecter.

Elle tient la tête du cerf entre ses bras.

- On peut dire que c'était mon livre préféré.

Anthologie de la finWhere stories live. Discover now