Merde

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Il y a des situations dont on ne s'en sort que par soi-même

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Il y a des situations dont on ne s'en sort que par soi-même. Et pendue à une échelle, entre deux immeubles, le regard plongé dans celui de Chris, penché à en tomber par-dessus le rebord, j'ai su qu'ici bas, il ne viendrait pas me chercher.

S'approcher, ça aurait fait bouger l'échelle et il y a les autres qui attendent. Et même s'ils n'existaient pas, même s'ils étaient déjà morts à ce moment-là, il n'aurait pas pris le risque de me faire tomber et de briser l'échelle.

Ça aurait signifié « aucun retour en arrière ».

Je n'ai pas de souvenirs de cette scène de ma vie à part les yeux de Chris, la douleur aux creux de mes mains et le poids de mes jambes. Si je ferme les yeux, il y a bien la sueur et la peur mais rien d'autre. Tu mens. Il ne me semble pas qu'il y ait eu plus de bruits, plus de couleurs ou plus d'odeurs. Le monde ne s'est pas arrêté de tourner.

Ils se disputent. La voix de Mano rugit en réponse à une autre.

Et mes doigts deviennent humides, glissants...

« Je n'arriverais jamais à remonter sur l'échelle. », c'est ce que je me dis soudain, les yeux comme attirés par le vide. En bas, il n'y a rien qu'une décharge d'ordure. Un monceau de sacs poubelles ; assez pour remplir un conteneur. C'est là qu'on balançait nos déchets. Rien n'était trié : boîte de conserves, bouteille en verres, reste de nourriture mais aussi merde et pisse depuis qu'on nous avait coupé l'eau. Ça sentait si fort depuis le rez-de-chaussée qu'on avait tous migré vers les hauteurs de l'immeuble.

J'ai du mal à respirer. Mes yeux se remplissent de larmes. Je tire sur mes bras mais mes jambes sont lourdes ; elles battent l'air et plus je m'agite, plus l'échelle se cambre. C'est pas qu'elle va casser mais presque. Combien pourront encore traverser ? Je veux me retourner pour regarder les autres et qu'ils me consolent, qu'ils me disent enfin quoi faire, mais Chris m'appelle. Je sais bien, de toutes manières, ce qu'ils auraient répondu :

- Tout va bien se passer, ma petite chérie. Prends ton temps et sois prudente surtout.

J'y croyais dur comme fer.

Et puis, un fracas distinct. Les portes ont cédé.

Quelqu'un se jette sur l'échelle.

J'aurais pu sauter, espérer attraper la main tendue et m'écraser contre la façade.

Mais il m'a marché sur les doigts

Et j'ai juste glissé ; une seconde fois.

D'un seul coup, je suis en apesanteur. Mon estomac remonte dans mon ventre.

Peut-être que le temps était en suspens, finalement.

La chute n'est pas marrante. Je m'éclate parmi les sacs poubelles mais ils ralentissent ma chute. Je me déboîte l'épaule sous l'impacte. Ça ne fait pas mal : mon bras ne réagit plus (il est mort quelque part entre le quatrième étage et le rez-de-chaussée). Il me faut quelques secondes pour retrouver mon souffle. Plusieurs autres pour parvenir à me redresser. J'ai des vertiges, la nausée. Je crache du sang et des caillots noirs, épais. Les doigts couverts de sang, j'ai conscience du silence et du sifflement aiguë qui perce de plus en plus fort à l'arrière de ma tête.

Anthologie de la finWhere stories live. Discover now