Deux chemins

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Quand Mano est tombé la seconde fois, je ne l'ai pas entendu crier

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Quand Mano est tombé la seconde fois, je ne l'ai pas entendu crier. Les pieds enfoncés dans la boue, j'ai saisi sa main. J'ai tiré de toutes mes forces mais il m'attirait à lui. On s'enfonçait. J'ai glissé. L'eau froide m'a éclaboussé le visage. Elle a traversé mes chaussures, mordu le bout de mon jean. J'en avais peinturluré sur les joues. Et je me répétais : « S'il meurt, ça sera sur toi. » Je ne cherchais pas son regard ; seulement le point d'équilibre qui l'aiderait à se remettre sur ses pieds. Je l'ai traîné entre deux racines. J'ai effleuré son front brûlant. On a repris la route. Sous un érable, je l'ai fait boire un peu. Devant nous, O'Connell a demandé à ralentir.

Mano a pu marcher un kilomètre puis ses muscles se sont tétanisés. Il est tombé comme un tronc d'arbre, droit comme un i (c'était comique). Il a relevé son visage vers vous, grognant comme un mort, ses lèvres bleues relevées sur des gencives à vif. Ses doigts blancs s'étaient instinctivement recroquevillés autour d'une pierre. Je l'ai fixé, pétrifiée. Il n'avait pas la force de parler mais dans ses yeux brillaient une lueur interrogative.

- Chris ! j'avais appelé. Ça va aller, j'avais promis.

Mais Chris ne s'était pas arrêté.

C'est à partir de là qu'il a commencé à se vider. Diarrhée, nausée. Il répandait le contenu de ses entrailles sur le chemin. Il titubait, n'arrivait plus à marcher. Je voyais qu'il souffrait. Il avait des spasmes à cause du froid. Il délirait. Ce qu'il disait n'avait plus aucun sens. Les petits étaient terrifiés. L'odeur pestilentielle attirait les mouche à merde. Je répétais sans cesse : c'est une bonne gastro ça. Quand il chiait du sang, ça me donnait envie de hurler. J'aurais voulu lui foutre des feuilles dans tous les orifices, lui faire ravaler tout ce qu'ils perdaient, mais on ne peut pas réparer un tonneau percé. Il fuyait par tous les trous. Lucas m'a aidé. O'Connell et Abie nous relayaient. Il était lourd. On était couvert de merde et de vomi, mais on continuait de lui dire : « tu vas t'en sortir ».

Maintenant que Vincenzo l'a sur le dos, il n'est plus question de ralentir. On avale les kilomètres avec une facilité déconcertante. Mano a le visage enfoui sous une couverture dégoûtante, le nez rouge qui semble humer le parfum de forêt ; sa tête complètement abandonnée dans le creux du cou du géant. Transi de froid, il a refermé ses doigts autour d'une de ses mèches de cheveux. Vincenzo est couvert de merde, son épaule droite trempée de vomi, mais il ne dit rien. Il continue de marcher.

Le vent souffle à travers les branches, charriant l'odeur de pourriture. Le soleil, caché loin derrière les nuages, diffuse une lumière obscure. On dirait l'aube, ou plutôt le crépuscule. La forêt n'est qu'un nuancé de gris. Les feuilles mortes sont mortes. Les ombres se détachent des buissons pour prendre l'apparence de Créatures auquel le vent donne un second souffle. On entend leur grognement ; partout autour de nous. Sur le chemin, je brise soigneusement les mains crochues.

Les bruits, je ne sais pas encore les reconnaître. C'est une langue inconnue avec ces petits cris aigues. Pour moi, c'est une fillette qui pleure. Je me tourne, je cherche et Lucas rit : « Ce n'est que le bruit d'un ruisseau. Qu'est-ce que tu croyais ? » Je n'ai jamais appris à écouter. J'ignore le souffle de bonheur de la fleur qui éclot. Je n'entends que le chuintement des semelles dans la boue. Je retrouve des suçons accrochés à mes chevilles. Des nuages de moucheron s'effarouchent de notre présence.

Anthologie de la finWhere stories live. Discover now