C'est frais mais pas assez pour que Chris y ait assisté.

Des Vivants sont passés par ici.

Lui aussi a dû le deviner.

La voix de Steven, posée mais sévère, chuchote à mon oreille : Où va t-il ? Par où passera t-il ?

Daniel et les autres sont morts. Notre groupe a implosé.

IL A PEUR DE TOI

Nous sommes affaiblis, affamés, assoiffés.

TU ES LE DANGER

Les autres sont une menace. Notre duo survit.

TU AS ESSAYE DE LE TUER

De la chair fraiche, du sang neuf.

Des bras, des jambes.

Des gens de confiance.

Chris recrute ?

Je ne me sens pas bien.

Un coup de couteau par-ci, un coup de couteau par-là, je me fraye un chemin.

Je traverse la banlieue.

Je traverse la forêt.

Je traverse la rivière.

Surtout, avance.

Il est devant.

Avance.

La forêt s'étend sur des kilomètres mais je ne sais pas me perdre. Ni le soleil à son zénith, ni la lune pleine ne m'arrêtent. Un arbre après l'autre, j'avance. Et même le bourbier ne saurait me retenir.

La faim n'est plus qu'un lointain souvenir. La soif n'existe pas. Mes pensées sont claires, aiguisées comme des silex. Je ne sens plus le poids de mon revolver.

Sur la carte, plein Nord, il n'y a qu'un seul repère.

Qu'une seule tanière.

Je ne me sens toujours pas bien.

Ça me fait quelque chose, qu'il ait décidé sans me consulter. Je pensais que mon avis l'intéressait.

Si les dès sont jetés, si je n'ai rien à dire...

Un nouveau groupe, vraiment ?

L'envie de vomir me pousse à avancer plus vite.

Perçy, Abby, Rex, Arnold, Daniel, Jessica, Dav, Queen, Marc, Steven, Ariane, Louisa, Frankie, Zac

Dans une autre vie, nous avons dix-sept ans et le Cloud Gate reflète nos visages. L'odeur du thé à la menthe t'a attiré jusque ici. Tu as ta tasse dans le vaisselier, ta veste sur le porte-manteau, ta brosse à dent près de l'évier...

Tu as toujours été le fils de ma mère.

Tu as pris la place d'Ann quand nous sommes partis. Ça s'est fait normalement, sans qu'on s'en rende compte. Et d'un jour à l'autre, tes yeux brillaient sur toutes les photos. Tu as carré les épaules, rentré la tête et tu t'es taillé une famille. Kate n'a pas apprécié mais on s'en fichait. Parce que tu étais si petit, que tu avais toutes ces lubies.

Oh, Chris...

Tu as ses yeux.

Les yeux d'un renard me guette dans les fourrées.

Mère Nature palpite sous mes pieds.

La forêt est gaie. Le bruit de mes pas crépite sur les feuilles mortes, les racines se retirent sur mon passage, les branches s'étirent pour caresser mon front. L'herbe foisonne, grasse et tendre, fournie. Les fleurs scintillent et les animaux se taisent. Ils ne parlent plus depuis longtemps.

Je sais voir l'invisible, discerner les dernières traces de vie. Le bondissement des écureuils, la course des gerbilles, le frottement des ailes d'un oiseau. Le silence n'est plus effrayant.

Je m'arrête pour boire et manger, pisser dans un bosquet. Le coutelas dans ma main se charge de défendre ma vertu et ma peau nue même si aujourd'hui, rien ni personne ne me dérange. Je vérifie ma position sur la carte.

Plus que deux kilomètres. Au Nord-Ouest. À ce rythme, je peux y être en un quart d'heure.

Un mouvement vif, sur ma gauche. Quatre pattes et un pelage brun. Deux yeux clairs.

Les yeux d'Ann.

Ses oreilles frémissent. Elle darde son regard sur moi. Elle est immense. Pleine. Presque dorée.

C'est la première fois que j'en vois une.

Une biche.

Ma main se referme sur la gâchette.

Cours

Je sors le pistolet de son holster.

Va t-en

Mes doigts s'enroulent autour de la détente.

Il n'y a rien pour toi ici

Je relève le bras.

La biche détale.

Je fais feu.

Une nuée de merles s'envole.

Elle clopine. Elle se traine là où elle devrait courir.

Je l'ai touché !

Je m'élance, je m'avance, je m'élance

Je la talonne maintenant.

Elle crève la forêt, traverse la route et replonge dans les bois.

Je crève la forêt, traverse la route et plonge dans le néant.

CRAC

La hanche droite craque.

La jambe droite craque.

L'impact est violent. Il me balance en arrière.

À pleine vitesse ?

Mes pieds quittent le sol. Je suis en apesanteur.

À quarante mètres de hauteur ?

CRAC

Le genou gauche craque.

Le coude gauche craque.

Le dos craque.

Le choc me coupe le souffle.

Poisson hors de l'eau

Oiseau à terre

Nénuphar sans fleur

Apothéose de la douleur.

Anthologie de la finOù les histoires vivent. Découvrez maintenant