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   CHAPITRE QUATRE

« De toute façon, personne n'a de montre. »

* * *

Après le dîner, je me réfugie sur mon lit avec des mots croisés. Emily déboule dans la chambre et se plante sur le seuil. Si je devais décrire Emily, je dirais que c'est le genre de fille à traîner sur les parkings des lycées. Elle fume. Elle met trop de maquillage. Et elle ne pense qu'aux garçons.

— Salut, dit-elle.

Je lui réponds sans enthousiasme :

— Salut.

— Qu'est-ce que tu fais ?

— Rien.

— Ça te dirait d'aller à la soirée cinéma, ce soir ?

— Non.

— Allez, ça va être sympa. Tu pourras même monter dans un van.

Je lève les yeux vers elle et arque d'un sourcil. Je lui réponds sur le même ton :

— Je suis déjà montée dans un van.

Puis je retourne à mon occupation. Je note quelque chose dans la marge de la page. Emily s'appuie contre l'encadrement de la porte et croise les bras.

— Il y aura peut-être des mecs.

— Je croyais qu'on avait pas le droit de sortir avec des mecs.

— C'est ce qu'ils racontent.

Les sourcils froncés, j'efface une de mes réponses dans la grille. J'avale ma salive.

— Je n'ai pas envie de m'habiller.

— Oh, soupire-t-elle. Tu ne veux pas aller quelque part ? T'en as pas marre de rester assise à ne rien faire ?

Je me redresse en me penchant sur mon catalogue, tout en me tapotant le menton avec mon crayon.

— Non.

Emily se redresse et rejette sa chevelure noire en arrière.

— Allez, s'il te plaît, Kaylee.

Je ne lui réponds pas. Elle s'avance alors vers moi, se positionnant à ma droite. Les mains jointes derrière son dos, elle attend sagement ma décision.

Je pousse un long soupir. En me voyant jeter mes mots croisés sur le lit, elle comprend qu'elle a gagné.

— Super ! On se retrouve devant.

Et quinze minutes plus tard, nous voilà sur le perron — nous deux plus une autre fille du pavillon. Le van de Spring Meadow nous prend à dix-huit heures trente-six. Puis, il continue à descendre la "Route de la Guérison" en s'arrêtant devant d'autres pavillons pour ramasser d'autres personnes.

Le premier est un vieux type gay dans un blazer noir. Ensuite, il y a un garçon bizarre avec de grandes oreilles et une face de rongeur. Et le meilleur pour la fin : deux femmes d'une quarantaine d'années affublées de survêtements horribles.

Le chauffeur nous conduit au centre-ville de Carlton, dont on fait vite le tour puisqu'il ne se compose en gros d'une seule rue. Il se gare devant le cinéma à moitié délabré au nom original et bien trouvé : le Carlton.

On sort du van en se bousculant comme des attardés. Puis on reste tous plantés à coté. C'est vraiment la honte. Impossible d'imaginer un groupe d'êtres humains plus lamentable que nous. Si je nous croisais, non seulement je changerais de trottoir, mais en plus je foncerais directement prendre une douche à la maison.

Emily tape une cigarette à une des dames en jogging. Je ne la quitte pas d'une semelle pendant qu'elle fume. Au moins, on est jeunes, toutes les deux. Si on prenait soin de nous et qu'on enfilerait des vêtements corrects, on aurait presque l'air présentables.

On poireaute. Personne ne connaît le programme et ni les horaires. De toute façon, personne n'a de montre. Et évidemment, il n'y a pas de volontaire pour aller se renseigner.

Vern, le vieux gay, finit par avoir une illumination. Il décide d'aller s'acheter des billets et de rentrer dans le cinéma. Le reste du groupe lui emboîte le pas.

Le Carlton est une poubelle. La moquette du vestibule pue le moisi. La tapisserie se décolle. Les couloirs sont froids, humides et parcourus de courants d'air. Par contre, le pop-corn ne coûte qu'un dollar — c'est un bon point.

Emily et moi on s'achète du pop-corn ainsi qu'un coca chacune. On avance, collées à Vern pour éviter de se faire draguer par le rockeur.

Dans la salle, on s'installe en rang d'oignon. Je m'assois complètement au bout, Emily se met à côté de moi. Après, il y a Vern, et puis tous les autres. Les bandes-annonces démarrent. Je remonte la fermeture éclair de mon manteau et j'inspire un grand coup.

C'est parti pour la soirée cinéma.

Le film commence. Il y est question de drogue et d'une valise bourrée de billets verts. Pendant que les armes à feu pètent à l'écran, je me dis : « Je ne serais pas contre une bonne rasade de Jack Daniel's ». Ou d'une bière. Ou de n'importe quoi d'autre, en fait.

Je n'arrive pas du tout à suivre l'histoire. Je m'ennuie à mourir et je commence à sentir les prémices d'une attaque de fourmis — c'est quand ton corps te crie : « OÙ EST NOTRE DOSE QUOTIDIENNE D'ALCOOL ET DE DROGUE ? JE LA VEUT MAINTENANT ! »

Je me tortille sur mon siège. J'ai l'impression d'avoir des fils électriques tendus à l'intérieur de la poitrine et des épaules. C'est comme si un milliard de minuscules insectes envahissent mon système nerveux. Je suis incapable de me concentrer sur le film. Je serre les dents. Les poings. J'ai la sensation que mon corps entier se retourne comme un gant.

Et puis, ensuite, j'ai un gros blanc. Mon cerveau s'éteint. J'oublie complètement où je suis. Et cinq minutes plus tard, me voici de retour. Tout va bien. Il ne s'est rien passé. Je pique du pop-corn à Emily. Ça fait toujours ça quand les fourmis attaquent.

Le thriller est pourri. Et même de plus en plus pourri. Il y a un passage débile où l'ex-flic voit une photo de ses enfants et se rappelle subitement à quel point il les aime. On entend carrément des violons sur la bande-son.

— On s'en fout ! Crie Emily.

— Chuuuuuuut ! Râle quelqu'un derrière nous.

De pire en pire. La scène d'amour est tellement niaise que ça me donne envie de vomir. Emily se met à glousser. Du coup, moi aussi. On n'y peut rien. On ne peut pas s'en empêcher. Alors forcément, les spectateurs se fâchent.

Puis soudainement, Emily éclate de rire si fort que du coca lui sort par les narines.

— Vous voulez bien faire moins de bruit ? Se plaint un homme devant nous.

— Vous voulez bien me lécher la sucette ? Riposte Emily.

On finit par se calmer. Jusqu'aux dix dernières minutes où on se laisse un peu emporter par nos émotions. Il y a des courses-poursuites en voiture et des explosions partout.

— Tue-le ce batard ! Hurle Emily au moment où le gentil pointe son revolver sur un des méchants.

— Tire-lui dans la tronche ! Je renchéris.

Le public n'est pas content. On s'en fiche. La vie craint. Ce n'est pas notre faute.

Addiction | réécriture [TERMINÉE]Tahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon