trois

9 1 0
                                    

CHAPITRE TROIS

« J'ai l'impression d'être une étrangère, une intruse. »

* * *

Je pars donc aussitôt à la recherche du professeur Slotnik. Je prends la navette qui fait le tour des différentes écoles et je descends devant Smith. Au début, je suis perdue. Heureusement, j'avais prévu la marge : il me reste une demi-heure avant l'ouverture du bureau du professeur. J'en profite pour me balader.

Le campus de Smith est très snob. Les bâtiments anciens sont fraîchement repeints et couverts de lierre, comme sur les vieilles photos. Il y a des sentiers de promenade parfaitement entretenus qui serpentent entre des petites cours en pierre et mènent jusqu'à un lac au pied de la colline.

On ne peut pas confondre les étudiantes de Smith avec celles de UMass. Les premières respirent l'intelligence et la sophistication. On dirait qu'elles reviennent de Paris, ou du Pérou, et qu'elles ont fait le tour du monde. Pour elles, aller à Smith n'est pas un rêve devenu réalité — il s'agit d'une étape normale dans leur parcours. Elles sont chez elles ici.

Je jette un coup d'oeil aux livres qu'elles portent sous le bras. Je regarde leurs chaussures. Je les écoute parler. J'ai l'impression d'être une étrangère, une intruse — je me sens encore moins à ma place qu'à Spring Meadow.

Mais je rassemble mon courage. Je dois parler à Mme Slotnik. Même si j'ai le trac maintenant que j'ai croisé les autres étudiants, je sais que je peux y arriver. Je me sens assez sûre de moi.

Je pénètre dans le département anglais. Une secrétaire m'informe que le professeur Slotnik me recevra dès que possible. Je m'assois sur une chaise luisante, en acajou massif sûrement. Tout l'étage a l'air d'un décor de série télé, du genre drame historique. Il n'y a pas un grain de poussière et les fenêtres brillent comme si elles venaient d'être astiquées par des bonnes.

Bien que ce soit un peu intimidant, je tente de tourner ma peur à mon avantage : je suis une challenger, une outsider remontée à bloc et bourrée de bonnes intentions qui travaillera d'arrache-pied pour peu qu'on lui laisse sa chance.

La secrétaire me fait signe d'entrer. Je m'approche de la porte d'un pas hésitant et je jette un coup d'oeil à l'intérieur. Le professeur Slotnik est en train de lire, derrière son bureau.

— Oui ? Dit-il elle en levant les yeux. Je peux vous aider ?

J'ouvre la bouche pour parler mais je suis incapable d'articuler le moindre son. Mme Slotnik ressemble à une star de cinéma. Non, elle est mieux qu'une star de cinéma. Elle a un regard bleu vif, des lèvres pleines et une coiffure stylée. Au lieu de la vieillir, ses cheveux blancs lui donnent un côté sexy. Enfin, sa peau est miraculeusement épargnée par les ans.

— Oui ? Répète-t-elle avec majesté.

— Euh... oui. Je voulais... vous demander...

— Entrez, je vous prie.

Elle désigne la chaise face à elle.

Je m'assois en essayant de reprendre mes esprits. Comment m'adresser à cette femme ?

— C'est à quel sujet ? Continue-t-elle

— Je... euh... je voudrais suivre vos cors ? Sur Sylvia Plath ?

Sarah L. Slotnik me fixe avec intensité. Son visage est si parfaitement dessiné que je me sens presque indigne de le contempler.

— Vous êtes inscrite à Smith ?

— Euh... non. À UMass.

— UMass ? S'exclame-t-elle avec surprise. Eh bien, vous devez comprendre que ce cours est réservé aux étudiants de Smith. Ils sont prioritaires.

— Je sais, mais c'est que... enfin... c'est pour ça que...

— S'il nous restait des places, ce qui n'est pas le cas, les étudiants de Smith inscrits sur la liste d'attente seraient les premiers servis.

— Oui, je sais...

— Les vingt places sont déjà occupées, insiste-t-elle d'un ton un peu irrité, agacée que je lui fasse perdre son temps. Et dans la mesure où la liste d'attente comporte plus de cent noms, je ne peux absolument rien pour vous.

— Et... et l'année suivante ? Je bredouille. Je pourrais m'inscrire dès maintenant pour l'année suivante ?

— L'an prochain, je passe une année sabbatique à Vienne.

J'ai envie de m'écrier : « Mais je lisais Sylvia Plath en cure de désintoxication ! J'ai vécu des moments difficiles ! Je suis différentes des autres — je suis intéressante, j'ai souffert ! ».

— Vous avez une autre question ? Ajoute-t-elle, glaciale. Je suis occupée.

— Non, c'était tout.

Je manque de me cogner dans le cadre de la porte sur le chemin de la sortie. Je descends l'escalier en titubant et je quitte le bâtiment. J'avais l'intention de déjeuner dans le foyer universitaire de Smith mais j'y renonce. Je file tout droit à l'arrêt de bus et je m'écroule sur le banc.

À mon retour, mes colocataires sont en train de se mettre du vernis sur les ongles de pied en regardant une série policière. Bien qu'il ne soit que trois heures et demie, je me glisse dans mon lit, je remonte la couverture sur ma tête et je me tourne face au mur.

Mon portable sonne dans mon sac à dos. C'est sûrement mes parents — je leur ai parlé de mon « grand rendez-vous » avec le professeur de Slotnik. Erreur. Si incroyable que cela puisse paraître, je viens de recevoir un message vocal de Kirsten. Elle veut savoir si j'ai des nouvelles de Nathan.

Évidemment que non.

Je balance mon téléphone dans mon sac et je roule sur le côté.

Kesquiya ? S'enquiert une de mes colocataires de sa voix gutturale.

Elle a un accent de Boston à couper au couteau.

— Rien.

Addiction | réécriture [TERMINÉE]Where stories live. Discover now