Chapitre XXXII : Noctambules

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Je connaissais par cœur ce silence et ce noir presque gris. J'étais seule. Les deux hommes inséparables qui m'accompagnaient depuis des semaines n'étaient pas là. Je criais, espérant obtenir tout de même une réponse. Ma voix se répercutait sur je-ne-savais quel obstacle qui m'était invisible et personne ne me répondait. Je décidais d'avancer, incapable de rester en place. Je trouvais finalement une minuscule source de lumière. Elle avait l'air de provenir d'une assiette. Je m'accroupissais devant le plat. Une magnifique part de tarte trônait en plein milieu de la céramique. Je la prenais, examinais autour de moi, puis jugeais que cette nourriture me revenait de droit. Je mordais dedans. Un goût étrange m'envahissait la bouche. J'extirpais d'entre mes dents une morceau de viande osseux et infect. Je l'examinais un bref instant : c'était une phalange. Je jetais aussitôt tout ce que j'avais dans les mains et crachais ma bouchée de tarte. Je cherchais ensuite de quoi me rincer la bouche. Comme par magie, un verre apparaissait juste à côté de moi. Je m'en emparais et m'empressais de le porter à mes lèvres. Un liquide épais au goût métallique coulait dans ma gorge. Je m'empêchais d'avaler cette gorgée. J'essuyais une goutte qui perlait le long de mon menton. Une couleur rouge teintait mes doigts. J'inspectais le contenu de mon gobelet. Même teinte, même odeur métallique. Je recrachais ma gorgée avec dégoût et me débarrassais du verre. Je me sentais de moins en moins bien. Une poigne d'acier m'enserrait la cheville. Je baissais les yeux sur le corps d'une vieille femme. Ses jambes, son ventre et son bras gauche manquaient. J'essayais de me dégager et elle leva vers moi son visage où, à la place des yeux, s'ouvraient deux cavités sanglantes.


J'avais perdu connaissance pendant plusieurs heures, si j'en croyais les dires de mes camarades. Après que Romain m'aie assommée (cela devenait une habitude), on nous avait ramené dans nos cellules. Peu après, l'armoire à glace et deux autres types étaient allés chercher les garçons qui se démenaient comme des forcenés. Amandine avait pris le soin de raconter à Étienne et Ludovic l'ampleur de ce que nous avions vu dans l'abattoir. Tous les deux avaient avoué qu'ils préféraient se trouver dans la cave que servant sciemment des cannibales.

Mais notre situation était plus que jamais précaire. Le mot avait dû se passer rapidement dans le camp. Il me semblait peu probable qu'on nous descende des vivres. Et même si c'était le cas, je ne me risquerais plus jamais à manger un plat dont j'ignore la provenance exacte. Les cannibales n'avaient qu'une solution : nous cuisiner avant que nous n'ayons la peau sur les os. Ils n'attendraient d'ailleurs sûrement pas jusqu'à ce moment. Étienne et moi étions les seuls bons chasseurs du camp. Sans approvisionnement de viande, ils finiraient rapidement à cours. Et ils viendraient piocher dans leur garde-manger souterrain celui de nous quatre qui leur semblerait le plus à point...

Ludovic s'évertua à secouer la porte de notre cellule pendant de longues minutes. Il exigea en hurlant qu'on nous laisse partir.

"On ne laisse pas filer son dîner", marmonnai-je à voix basse, plus pour moi-même que pour lui.

Enfin de journée, pourtant, Jean-Marc vint nous voir. Je vis quand ils'approcha qu'il avait perdu cette étincelle de malice qui pétillait auparavant dans son regard. Il nous dévisagea durement, gravement. Cela ne me faisait rien. Je n'éprouvais plus la moindre sympathie pour lui non plus.

Il se planta devant nos cellules, bras croisés et soupira :

"Vous savez, ça aurait pu se terminer différemment...

-Je ne vois pas comment, siffla Amandine d'un ton sec.

-En vous montrant un peu moins bornés, argumenta le boucher.

-Je crois que vous ne saisissez pas le problème, coupa Ludovic. Vous mangez des gens !"

L'image du buste d'Édith, livide, le visage figé dans sa dernière expression choquée, me revint en mémoire. Je tressaillis de dégoût et d'horreur.

EPIDEMIA - IWhere stories live. Discover now