7 Ania

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Le fond de l'air était plutôt frais, elle aurait dû prendre un gilet. Aucune des casemates n'était illuminée, leur donnant l'aspect de tertres abandonnés. Ils avaient aligné leurs occupants le long de l'allée centrale. Une quinzaine ou une vingtaine, elle ne prit pas la peine de les compter. C'est à peine si elle perdit du temps à fixer les masques abscons qui leur servaient de faciès. Ce n'étaient que des lapins qui se tenaient debout et derrière, il y avait leurs boîtes en plaskon fermées par d'épaisses grilles. Le tout baignait dans une atmosphère grisâtre. Les soldats l'escortaient à une distance respectable. Elle entendait leurs pas étouffés dans son dos, frôlant la sciure et le gravier à un rythme égal. À part l'animal, seul von Falkenstein se trouvait près d'elle. Il avait croisé les mains dans le dos et de temps en temps, il jetait un regard évaluateur au rang.

Son principal avantage, se dit Ania, c'est qu'il considère toujours les autres comme des bêtes, contrairement à moi.

— Vous devriez attendre à l'écart, lui signala-t-elle poliment. Je ne les vois pas très bien, sinon.

— Comme tu veux.

Il se laissa devancer avant de s'arrêter pour s'allumer une autre clope.

— Viens, Mercedes, dit Ania en se tapant le bas de la cuisse. Au pied.

Une main posée sur l'encolure, ravie de constater qu'elle ne tirait jamais trop, elle se promena le long du rang, s'arrêtant parfois pour la laisser lui laper la main en pensant à sa langue à lui, qui était beaucoup moins rêche.

— Bon, lui déclara-t-elle à voix haute. Il faut arrêter de s'amuser. Voyons voir.

S'immobilisant devant un lapin polonais aux pattes aussi tordues et anguleuses que s'il eut été atteint d'arthrite malgré son âge peu avancé, elle fixa ce qui se trouvait derrière lui et ce qui se trouvait derrière lui était presque aussi pathétique et recroquevillé. Ça n'allait pas. Elle passa au suivant. Ce lapin-ci était tatoué sur tout son torse glabre, elle le voyait à travers le col déchiqueté de sa chemise. On avait dû l'empoigner pour le traîner quelque part et le tissu s'était déchiré. Il était plus vieux que son voisin. Son compagnon invisible était plus impressionnant. L'ombre n'était pas aussi costaude que celle de Bruno, mais ça ferait l'affaire. Ils voulaient un autre Gestalt, elle allait le leur donner.

— Là, indiqua-t-elle en le pointant du doigt. Viens, Mercedes.

Les soldats prirent celui-ci. Elle continua. Trois, martelait-elle. Il en fallait trois. Ce n'était vraiment pas grand-chose, trois. Ça serait l'enfer, ça serait sinistre, et après elle pourrait retourner dormir, promis, chat. Juste trois. Seulement trois, ce n'était rien du tout, trois, juste un mauvais moment à passer et elle pourrait retourner dans sa chambre et prendre le Véronal. Elle en prendrait trois gouttes. Trois gouttes pour trois lapins, ça lui paraissait raisonnable.

Ils avaient amené le premier vers le portail. Elle ne put s'empêcher de se retourner. Planté à bonne distance du rang et des soldats, les mains toujours dans le dos, il l'observait, elle le savait, même si la visière basse jetait une ombre oblique sur le bas de son visage, masquant ses yeux qu'elle sentait pourtant rivés sur elle. Quelque chose de visqueux parut sinuer le long de son os iliaque et elle dut retenir un haut le cœur. Mercedes eut un jappement ennuyé, espérant ainsi la tirer de son immobilité passagère.

— Je sais, lui dit Ania. Moi non plus, je n'aime pas ça.

Elle reprit sa déambulation, l'animal sur ses talons. Parmi eux, elle finit par repérer un deuxième spectre plus solide que ses congénères et désigna son possesseur en silence. Quand les casques de la Liebstandarte s'approchèrent de lui, il se rebella. Il rua et insulta, bousculant la file impassible tandis qu'on le traînait. Une de ses grolles roula au sol. Il ne se calma pas malgré plusieurs coups de crosse, le regard fou et les gestes désordonnés. Sa bouche était ourlée d'écume. C'était une bête enragée. Ils finirent par l'abattre et elle ne détourna pas les yeux. Son ombre se volatilisa dans les ténèbres écaillées par les projecteurs.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant