15 Ania

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Elle se mordit l'intérieur de la bouche aussitôt après avoir évoqué le bojeglaz. La découverte de ce nouveau monde incompréhensible lui faisait oublier la prudence la plus élémentaire. Son père lui avait toujours interdit de le mentionner, même au village, la menaçant tour à tour de la colère de Dieu, de l'enfermement définitif ou plus trivialement, de la ceinture. Ce qui se logeait dans la fosse était sale, impur, indigne. Païen. Ania n'avait jamais vraiment compris ce que ça voulait dire.

Quand sa mère l'abreuvait de contes anciens, elle s'arrangeait toujours pour que son mari ne l'entende pas. Selon elle, le bojeglaz était un oupyr. Une âme en peine incapable de sortir de sa tombe une fois la nuit tombée, à cause de la croix. Un sorcier, un hérétique, frappé d'anathème et condamné à pourrir dans sa prison liquide. Sa seule présence suffisait à tuer les récoltes, amenant la famine et la sécheresse. Il serait venu du sud, là où se trouvait la mer, après y avoir semé une disette affreuse. S'enfouissant dans le goudron pour s'y reposer, il aurait été condamné à y rester. Depuis, il cherchait à s'en échapper par tous les moyens en s'en prenant aux plus faibles, comme elle.

Ania n'avait pas été convaincue par cette explication. Pour elle, le bojeglaz souffrait à en devenir fou et cette douleur suintait, noircissant tout ce qui l'entourait. Sinon, comment expliquer ces projections tordues, ces ombres collantes aux grimaces aigues qu'elle devinait en filigrane derrière le dos de chaque personne qu'elle croisait ? Torturé à en oublier son nom, l'œil-dieu se comportait comme le ferait une maladie, inconsciente de sa propre existence. Tout au fond d'elle, elle savait que c'était eux qui avaient fait ça, d'une manière ou d'une autre. Ceux qui avaient envahi les champs, les routes et les hameaux, emportant tout sur leur passage, avec leur pas de parade qui faisait trembler les ponts et leurs drapeaux frappés d'une drôle de croix tordue. Ceux qui affichaient fièrement leurs signes de mort et leurs uniformes endeuillés. Ceux comme lui. Les monstruosités qui flottaient dans leur sillage, s'accrochant à leur peau ou se fondant dans leurs corps en un miroitement encreux, lui avaient paru plus consistantes, presque saisissables ; parfois sur le point de déchirer le voile fragile qui les séparait du monde et d'autres yeux que les siens. L'envahisseur était contaminé. Peut-être avait-il été appelé par la fosse. L'un était lié à l'autre et elle ignorait comment. À vrai dire, elle s'en fichait un peu. Elle aurait tout donné pour ne plus voir ces choses dont on lui avait interdit de parler, y compris la boîte encore au quart pleine de chocolat qu'elle gardait dans cette veste trop grande.

Lui n'avait rien à faire de sa réticence. Dans cette machinerie infernale et bruyante que ses parents appelaient train, il lui posa des questions laconiques d'un ton tout aussi bref. Ania les ignora toutes. Si elle n'avait pas eu si peur de lui, elle se serait même bouchée les oreilles. Se sachant protégée par la présence des passagers anonymes dispersés tout autour, elle se borna à regarder par la fenêtre et il laissa tomber. Ce n'était que provisoire, elle s'en doutait. Un court répit, tout au plus.

À un moment, le train s'arrêta et à travers la vitre poisseuse d'humidité, elle devina une autre gare, sombre et élancée, si élégante ; certains descendirent, d'autres, plus nombreux encore, montèrent. Il y avait beaucoup de soldats. Ils chantaient et riaient, s'échangeant des accolades, balançant leurs musettes trouées dans le moindre recoin libre. Elle n'y décela aucun uniforme noir. Ils s'éparpillèrent gaiement à l'intérieur du wagon, occupant peu à peu les places assises restantes, y compris à côté d'elle, l'obligeant à se tasser contre la vitre. Ania fut frappée par leur relative jeunesse, si proche et pourtant on ne peut plus différente de la sienne. Des enfants qui jouaient à la guerre avec leurs uniformes trop grands, fanfaronnant avec leurs fusils et leurs médailles. Leurs débordements joyeux se calmèrent quelque peu en présence de l'officier qui l'avait traînée jusqu'ici. Ania avait fini par comprendre que, parmi eux, lui et le lieutenant Jensen faisaient partie d'une catégorie à part. À cause de ce qui était cousu sur leurs casquettes et de leur taille plus haute que la moyenne.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant