2 Bruno

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Vous savez, je la respecte presque, votre Muller, lui confia von Falkenstein le lendemain. C'est la seule qui ait jusqu'alors réussi à me faire autant balbutier.

Il donnait l'air de le prendre à la légère mais Bruno avait suffisamment appris à le connaître pour se méfier de sa désinvolture de façade. Il était environ onze heures du matin. Bruno l'avait retrouvé au même endroit que la veille, de nouveau attablé devant une quantité effarante de nourriture.

— Mais où est-ce que vous mettez tout ça ? demanda-t-il avec une pointe d'admiration.

Lui avait l'appétit coupé. Sa nuit avait été extrêmement courte, à cause des cauchemars. Il l'avait terminée devant la cuve remplie de formol, à fixer ce qui se trouvait à l'intérieur jusqu'en en avoir des picotements aux paupières.

— Dans mon estomac, lui répondit von Falkenstein. J'ai trop perdu en Pologne. Supportais mal leurs rations, quand il y en avait, précisa-t-il en brandissant sa fourchette. Sinon, c'était des denrées prises aux locaux, mais la plupart du temps, ils les saccageaient plutôt que de les donner, alors c'est mon second vrai repas depuis. J'ai même pas pu courir correctement ce matin, alors j'ai laissé tomber. Je finis et je vais aller dormir, je n'en peux plus.

Bruno se servit consciencieusement une tasse de café avant de lui annoncer la mauvaise nouvelle.

— Viktor exige que vous veniez lui raconter la même chose qu'à moi, dit-il avec prudence.

— Ah non, rétorqua von Falkenstein. Hors de question. Vous savez tout. Occupez-vous-en, j'ai assez donné.

— Si je lui dis que vous refusez, il va venir au pavillon, le prévint Bruno.

— Grand bien lui fasse, vu que je serais en train de pioncer, dit-il avant de replonger dans sa gamelle.

— Par pitié, insista Bruno en touillant sa timbale d'un geste distrait. Vous êtes un bien meilleur conteur que moi et vous avez tout vu. En plus, Viktor est très en colère d'avoir appris que vous avez menti à propos de Bereznevo et vous gérez bien mieux ses éclats que moi.

— Ah oui, j'avais dit que c'était la tuberculose, ironisa von Falkenstein entre deux bouchées. Le docteur Krauss va s'en remettre, ne vous inquiétez pas.

— Je suis désolé d'insister, mais... écoutez, c'est l'affaire d'une demi-heure, dit Bruno avec toute la diplomatie dont il était capable.

— Rien à foutre de Krauss, grogna l'autre en enfonçant un morceau de pain dans le fond creux de l'assiette d'un geste rageur. Je tiens à peine debout. Ça peut attendre. Y a une semaine à peine, j'étais là-bas. Vous savez ce que c'est, la guerre, Herr Zallmann ?

— J'en ai effectivement entendu parler, répondit Bruno tandis qu'il mâchait son bout de pain. Vaguement. Dans les journaux.

Von Falkenstein eut un sourire sans joie en repoussant son plat enfin vide.

— Faites un effort, reprit Bruno. Vous êtes médecin, vous allez bien trouver quelque chose pour ne pas vous endormir dans l'heure qui arrive. Je sais pas, moi... prenez du Pervitin ! Hoffmann m'a dit que c'était efficace.

À cette dernière suggestion, von Falkenstein plissa du nez avant d'éclater d'un rire incrédule. Sans se lever, il balança son assiette dans l'évier proche et Bruno l'entendit distinctement se briser contre le fond.

— Croyez-moi, vous n'avez certainement pas envie de me supporter sous amphétamines, à moins d'être suicidaire, dit-il d'un ton acide. Si jamais par malheur il m'arrivait d'en prendre, je serais le premier à me coller une balle plutôt que de me subir.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant