1 Nina

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Si elle dormait à ce moment-là, le raffut l'aurait réveillée en sursaut. Mais le sommeil la fuyait en permanence, ces derniers jours, alors quand la cour du manoir s'emplit d'un vacarme insoutenable de moteurs, de claquements de portières, de bruits de bottes et de voix qui s'apostrophaient, il ne lui fallut que quelques minutes pour dévaler les escaliers. L'aube étirait à peine ses volutes blêmes dans le ciel encombré par la grisaille. L'humidité propre à la forêt la prit en pleine gorge lorsqu'elle sortit. Le docteur Krauss la rattrapa sur le seuil. Lui aussi ne dormait pas beaucoup, ces derniers temps. Il passait toutes ses nuits en compagnie de la créature noirâtre appelée Gestalt et refusait de partager ce qu'ils se disaient avec elle. Nina n'aimait pas ça du tout. Cela l'effrayait presque plus que le silence radio assourdissant délivré en réponse à ses appels à l'aide urgente. Le RuSHA, propriétaire de l'Institut, s'était contenté de l'envoyer balader. Le télégramme envoyé au régiment le plus proche, la 6e de Stuttgart, était resté sans réponse. On se contentait de lui raccrocher au nez lorsqu'elle se servait du téléphone.

C'est seulement maintenant qu'elle comprenait pourquoi. Ils s'étaient amenés avec un nombre effarant de transporteurs Opel Blitz. Jamais elle n'en avait vu un tel nombre rassemblé à l'Institut, même lors de leur installation. Elle n'osa s'avancer, se figeant sur le parvis de la demeure maîtresse. Ils avaient garé les véhicules de sorte à couper toute issue par la cour, les mettant parfois de travers. Au milieu, plus avancée, se trouvait une de ces grenouilles motorisées qu'utilisait l'armée depuis peu : ramassée, d'un beige moche, lorgnant l'environnement de ses phares globuleux et protubérants et surmontée par une roue de secours sur le capot moteur. Une voiture prisée par l'état-major. Tout autour, des soldats en armes, casque vissé sur la tête et elle sentit l'anxiété lui serrer le cœur en avisant les écussons de la SS bardant leurs uniformes. À ses côtés, Krauss se renfrogna.

L'officier en charge des opérations ne les aurait pas remarqués si l'un des troufions ne les avait pointés du doigt à ce moment-là. Quand il se retourna, Krauss émit un hoquet écœuré.

— Ce bon vieil Augustus, lâcha-t-il en levant le menton. Bruno va me payer ça.

Si Nina en jugeait par l'état désastreux de sa figure couturée, ce bon vieil Augustus semblait s'être pris une pluie de grenaille enflammée en pleine tronche. Une gueule cassée par la Grande Guerre. Ayant vu mine plus patibulaire lorsqu'elle s'occupait des anciens soldats inaptes placés en institution, Nina parvint même à composer un sourire aimable lorsqu'il s'approcha, escorté par sa nuée de bidasses. Malgré le modeste excès pondéral qui remplissait son uniforme à l'abdomen, il était de constitution solide plutôt que réellement grasse.

— Docteur Vogt, dit Krauss avant de croiser les bras, ce qui lui évitait de devoir tendre une main peu amène à leur visiteur.

— C'est Obersturmbannführer Vogt, répondit l'intéressé.

Sa voix était à l'image de son visage : rouillée et malmenée.

— Oh, veuillez me pardonner, dit Krauss avec un ton qui n'était pas désolé du tout. Je n'ai jamais eu la patience d'apprendre par cœur l'organigramme officiel.

Le sarcasme glissa sur Vogt comme s'il s'agissait d'huile.

— Je viens investir les lieux, déclara-t-il.

— Ah, c'est donc pour ça, tous ses soldats. Personnellement, je pensais que vous partiez en campagne. Ici, c'est chez moi, docteur Vogt, dit Krauss en accentuant le titre avec un somptueux mépris. Vous n'y avez aucun droit. Je ne réponds qu'au Reichsführer en personne.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant