7 Ania

24 5 18
                                    

Reprenant son assise sur le banc, posant son sac près de ses jambes, elle s'efforça de rester tranquille. Ce fut difficile. Dans cette quiétude de tombeau, l'attente fut interminable. Pourtant, seules quelques minutes s'écoulèrent entre l'instant où von Falkenstein l'avait reconnu en regardant en haut et celui où elle entendit des pas pesants résonner dans les minces escaliers montant jusqu'à la rotonde, juste en face d'elle. Elle se leva au moment où il parvenait en haut, son calot froissé et son masque dans une main. Il n'avait pas pris la peine de se séparer de sa tenue, à part les gants. La blouse et la surblouse en caoutchouc noir épaississaient sa silhouette, rendant sa démarche alourdie et bien plus lente que d'habitude. Malgré le tablier, sa camisole était tâchée d'un sang qui n'avait pas encore commencé à sécher. Son ascension avait répandu des gouttelettes écarlates sur le bois verni de la rampe. Une prenante odeur de chlore flottait dans son sillage.

Il s'arrêta à deux pas d'elle. Son visage ne trahissait aucune sorte de fureur ou même de surprise, fut-elle distante. Au contraire, il lui souriait et ce sourire la glaça jusqu'aux tréfonds – et ce froid était réconfortant, ce sourire était réconfortant, car il était sincère – la dernière fois qu'elle s'était retrouvée seule avec von Falkenstein, il l'avait traînée de force dans la rue, il l'avait obligée à courir jusqu'au portail de l'Institut et quand il l'avait rattrapée, elle avait cru devenir folle, elle avait cru qu'il allait la tuer, elle avait cru que ses coups ne s'arrêteraient jamais ; et ce n'était pas grave. Ça n'avait plus d'importance, car maintenant, il lui souriait, il était vraiment heureux de la revoir, il avait l'air moins épuisé, moins sombre, et c'était tellement agréable de le voir lui sourire ainsi, ça lui faisait oublier tous ces longues nuits qu'elle avait passé à gober le contenu du flacon pour oublier les ombres – toutes ces nuits où elle s'était retenue de se taillader les poignets, les bras, le ventre, pour au moins se sentir exister, pour au moins ressentir quelque chose, quelque chose d'autre que cette horrible sensation de vide, de manque, de terreur lancinante d'être seule, seule dans un monde peuplé de viscosités incompréhensibles qui venaient la chercher jusque dans son propre lit. Dans un froissement de tissu amidonné, il écarta les bras en une invitation qui ne nécessitait pas de mots et pendant un instant, Ania faillit y céder. Elle en avait très envie. Envisager de le faire lui parut à la fois naturel et particulièrement injuste. Ce fut le caoutchouc de la surblouse qui l'arrêta – il était plein de sang, il était collant de sang et celui-ci luisait en grands aplats parce qu'il avait dû s'essuyer dessus pour éviter que ses mains ne glissent quand il portait encore les gants. Y plaquer sa joue était au-delà de sa volonté, alors elle se contenta de le fixer d'un air stupéfait, interdite par cette seule idée et il finit par abaisser les bras avant d'éclater de rire.

— Comme tu voudras, déclara-t-il avant de tirer sur les attaches qui retenaient la surblouse dans son dos pour les défaire.

Il avança vers la verrière tout en se délestant du tablier, qu'il jeta sur la rampe avec négligence. La blouse prit la même trajectoire quelques instants plus tard, où elle pendit en un tas informe. En dessous, il portait son uniforme habituel, aussi noir, cintré et martial que de coutume. Ania se demanda s'il possédait d'autres vêtements que celui-ci.

— Pourquoi vous êtes toujours habillé pareil ? ne put elle s'empêcher de dire.

Il ne parut pas entendre la question, absorbé par le panorama plongeant offert par le dôme de verre.

— Sacrée vue, commenta-t-il sans se retourner. Je n'étais jamais venu voir ce que ça donnait.

Ania ne sut pas quoi répondre. Von Falkenstein finit par se retourner. Croisant les bras, il s'adossa à la rampe. Il ne souriait plus.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant